» Clichy sous bois : du cliché au déclic photographique « 

Entretien de Jessica Oublié avec Jérôme Bouvier et François Hébel

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Un an après les émeutes en banlieue, la mairie de Clichy-sous-bois en Seine Saint Denis organise l’exposition  » Clichy sans clichés  » accueillie du 15 au 28 novembre par la mairie de Paris (1). L’évènement est parrainé par Jérôme Bouvier, journaliste et responsable de la société  » Ivre d’images production  » et François Hébel, directeur artistique des Rencontres photographiques d’Arles. Pendant deux mois, douze photographes internationaux se sont impliqués, voire immergés dans le quotidien de cette ville et de ses habitants. Sortir des clichés, éveiller les consciences civiques et citoyennes, réduire la fracture entre image journalistique et réalité. Par le médium photographique, l’exposition réussit le pari d’offrir une mémoire collective à des citoyens français jusque-là socialement marginalisés.

Vous êtes le directeur artistique de  » Clichy sans clichés  » comment et pourquoi avez-vous choisi les photographes qui participent au projet ?
J.B : Je tiens à souligner que ce projet est né grâce à l’acharnement de Claude Dilain, maire de Clichy-sous-bois. Au moment des émeutes d’octobre dernier, la caméra a été vécue comme très intrusive. Suscitant du même coup une sorte de tsunami médiatique. Il m’a semblé que l’image photographique pouvait être ce média plus doux car moins associé à la télévision et permettant surtout un travail artistique. J’emploie le terme artistique car notre préoccupation était, non pas de réaliser douze reportages sur Clichy–sous-bois, mais bien de fixer douze regards d’artistes sur une ville. Ces artistes sont eux-mêmes le reflet des différentes  » tribus  » de la photographie de mode, sociale, de reportage etc.  (2)
Avez-vous donné des directives aux photographes ? Quel a été votre rôle dans l’organisation même de la manifestation ?
J.B : Nous ne souhaitions surtout pas de reportage. Sarah Moon et Paolo Roversi sont tous deux l’archétypes de cette tendance. Hormis Marie Paul Nègre, aucun des douze photographes n’avaient été à Clichy-sous-bois. Le seul carnet de commande passé aux photographes portait sur la constitution d’un corpus d’une vingtaine d’images chacun, et traitant de leur vécu au sein de cette ville. Chacun a ensuite travaillé selon ses méthodes. Evelyne Atwood et Michel Vanden Eeckhoudt se sont installés dans un appartement mis à disposition par la ville. D’autres y sont allés tous les jours pendant trois mois comme Joël Robin. Sarah Moon a passé quinze jours avec les boxeurs. La liberté et la subjectivité étaient totales. Les élus ont accepté de jouer le jeu. Ils auraient pu demander à ce que soient réalisées des images dites positives. Au contraire, ils ont accepté que les images soient douces et dures quand elles devaient l’être car elles correspondaient à ce qui avaient été vu et vécu par les artistes. Je crois finalement qu’ils ont été prudents dans le souci de ne pas ajouter du cliché à tout ce qui avait déjà pu être montré par les médias auparavant.
Kakémonos, bâches, projections vidéo ont tapissé les murs de l’Orangerie, de l’espace 93, des lieux publics, des immeubles et des grilles du bois de Bondy. Si le message lancé par cette initiative est social et politique, qu’en est-il des enjeux purement esthétiques ?
J’ai constaté que les habitants du haut Clichy dénigraient les habitants du bas Clichy et vis versa. Il ne s’agit plus seulement de communautarisme mais bien de cloisonnement géographique. Chacun est enfermé dans son quartier si bien qu’il ne connaît pas forcément les personnes qui habitent la cité voisine. Il fallait donc que cette exposition aille au devant des habitants et non l’inverse. En plus, nous souhaitions tous que cette exposition soit un véritable évènement afin que les Clichois comprennent qu’il se passait là quelque chose d’extraordinaire. Nous avons travaillé de sorte à faire comprendre qu’il est possible de regarder sa ville différemment de l’ordinaire. Les bâches sur les murs nous ont permis de rendre l’évènement plus populaire. Et nous avons également détourné, à notre profit, des panneaux PVC de type circassien. De fait, nous transformions la photographie en un art de rue. Ce qui nous a progressivement amené à intégrer les mots que nous avions recueillis sur le site Internet, lui-même excellent outil de médiation. Par ailleurs, j’ai proposé au collectif AC le feu d’aller parcourir leur cahier de doléances pour en extraire des invectives. Je crois que si les panneaux ont été si bien respectés, par les jeunes notamment, c’est surtout parce que les habitants ont été associés à ces mots, qu’ils les ont eux-mêmes construits et qu’ils n’ont pas été détournés. De plus, ces écritures dans l’espace urbain devenaient une sorte d’interpellation par rapport à la mort de Bouna et Zyed. Sans les mots, cette action aurait été plus compliquée.
Le public clichois n’est pas habitué à se rendre au musée, à visiter des expositions. Le choix des lieux, avant tout publics, participent-ils d’une réflexion sur la relation art- vie- public ?
J.B : Le soir du vernissage, j’ai trouvé qu’il y avait une certaine disponibilité des publics et un brassage de populations qui ne se côtoient pas forcément au quotidien. Cette soirée a aussi profité de cet l’été indien et a permis aux gens de bavarder dehors jusqu’à 23h. L’image sécuritaire de Clichy-sous-bois avait alors disparu. Bien sûr, nous avons du faire face à des moments de doute durant cette aventure, des incompréhensions et parfois même de l’hostilité. Plusieurs personnes demandaient à ce que des ascenseurs leurs soient fournit plutôt que des photographies. Durant ces quelques heures d’ouverture officielle de  » Clichy sans clichés  » (3), il s’est joué un précipité qui n’a pas changé le quotidien de la ville mais le regard que chacun d’entre nous lui portait. Les principales associations du champ social, et qui étaient aussi réfractaires au projet à ses débuts, nous ont confié que  » Clichy sans clichés  » avait eu un impact particulier auprès des habitants. Elle a entre autre permis de libérer de la parole et de générer des dynamiques sociales. C’est pourquoi, nous espérons développer ce projet au-delà de l’exposition.
D’où la perspective de créer un laboratoire photo ?
J.B : C’est un projet qui naît de la notion d’échange. De nombreux jeunes ont accepté d’être photographié mais se plaignaient de ne rien avoir en échange. Cette question est régulièrement venue ponctuer les relations entretenues par les artistes et les habitants des différents quartiers de Clichy. La notion de partage d’un savoir devenait alors la pierre angulaire de notre projet. C’est pourquoi, les photographes souhaitent revenir à Clichy-sous-bois pour prendre du temps avec les habitants et ainsi créer de l’échange. Dès le début de l’année prochaine, il y a aura cet atelier photo et vidéo auquel chacun des douze photographes consacrera une journée dans l’année. C’est pour nous une manière d’établir de la durée dans ce projet.
Comment avez-vous travaillé avec la population et les associations de quartier pour donner une ou des nouvelle(s) image(s) de Clichy-sous-bois ? Avez vous l’impression d’avoir contribué à donner un visage plus singulier à cette ville aujourd’hui bien connue pour avoir été le théâtre de l’horreur et le lieu de naissance des émeutes d’octobre 2005 ?
J.B : Nous savons que ce projet n’enlève ni le malaise des banlieues, ni la douleur des familles. Somme toute, l’aspect affectif de ce projet a redonné un visage à la ville et aux deux enfants disparus. Les quelques caméras de TV qui étaient déjà là en octobre 2005 et qui sont revenues faire un état des lieux de la situation un après les émeutes, sont aussi allées voir l’exposition. Le pari était tenu. Pour leur reportage télévisé, les journalistes ne se sont pas servit des archives des voitures qui brûlaient encore l’an dernier. Ils ont compris que les Clichois méritaient respect et humanité, tout autant que n’importe quel autre citoyen français.
François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles, vous avez accepté de travailler sur le projet  » Clichy sans Clichés « . Comment a commencé votre collaboration ?
F.H : Jérôme Bouvier m’a proposé de travailler à la co-direction artistique des photographes du projet  » Clichy sans clichés « . J’ai décliné cette offre car je ne voyais pas bien quelle pouvait être mon utilité du fait du remarquable travail fourni par Jérôme Bouvier lui-même. Je lui ai alors proposé de monter un lieu où des albums de famille des Clichois seraient exposés. En effet, il me semblait que créer un lieu ouvert à la parole pourrait permettre d’impliquer les habitants dans cette réflexion sur l’image, sur leur image.
Vous êtes le commissaire  de l’exposition  » Mon Clichy à moi c’est ça « . Comment avez vous travaillé avec la population clichoise ?
F.H : Les photographies ont été recueillies auprès d’associations de deux types. Certaines sont purement de loisirs comme  » Les pêcheurs à la ligne « , et d’autres dites d’urgence comme  » la régie de quartier  » ou  » Arrimages « . D’autres visuels ont été trouvés au service des archives de la mairie. En parallèle, des polaroids ont été distribués à quelques classes d’écoles primaires afin que les enfants se photographient. Il m’a paru important de donner la parole à tous les acteurs de cette ville. C’est pourquoi, nous avons aussi travaillé sur le rapport image et écriture. Les enfants, pour certains d’entre eux, ont ainsi légendé leurs photographies de sorte à pleinement exprimer ce qu’ils ressentaient.
Lors des prises de vues, comment avez-vous perçu les réactions des jeunes photographes en herbe sur leur propre travail, sur leur propre image ? Y avait-il pour certains d’entre eux une recherche documentaire, esthétique, artistique, biographique ?
F.H : Pour les polaroids, la démarche de  » Mon Clichy à moi c’est ça  » était l’immédiateté. Dans les autres cas, les photographies étaient prises pour rappeler un moment d’exception : le nettoyage d’un quartier, la réalisation d’une fresque dans l’environnement public, la fête de la musique dans un quartier etc. Les photographies exposées sont le fruit d’amateurs. Elles sont généralement floues, mais cela n’a aucune importance, car elles n’ont pas de prétention esthétique. Agrandies et imprimées dans un livre après avoir été triées et ordonnées, elles prennent un autre statut. Elles donnent forme au regard des Clichois sur un Clichy-sous-bois encore inconnu. En somme, elles informent car chaque livre raconte une histoire. Les photographies en sont le seul soutien, et parfois, les légendes ne s’avèrent même pas nécessaires.
Les rencontres de la photographie sont un rendez-vous incontournable de l’agenda international de la photographie.  » Clichy sans clichés  » est une exposition d’une toute autre envergure. Comment passe t-on d’un travail d’ampleur publique internationale à un public local ? Les procédés d’organisation sont-ils les mêmes ? Quelles ont été vos principales difficultés?
F.H : Lors des inondations d’Arles, nous avions connu le même phénomène d’intense médiatisation. Puis le vide s’est installé, laissant les habitants à leurs problèmes, avec le sentiment d’avoir été sous les feux de la rampe le temps du désastre. L’équipe des Rencontres a alors décidé de réagir et d’organiser une exposition de tirages photographiques. Les photographies de professionnels et d’habitants qui racontaient les crues pendaient du plafond avec des pinces à linge. Nous nous étions inspirés d’une expérience similaire réalisée à New York après le 11 septembre. Le bureau arlésien où se déroulait l’exposition était devenu pour deux mois un lieu où toute la population se retrouvait pour parler. Cela a permis à certains de se sentir moins seuls et isolés. J’ai donc pensé l’expérience de Clichy-sous-bois, de la même façon, à savoir comme une expérience intime avec un public tour à tour médiatisé et isolé.
Les photographes ont cédé leur droit d’auteur en vue de la future création d’un atelier photographie et vidéo à Clichy-sous-bois. Après l’expérience qui a été la vôtre durant la création de cette exposition, quel pourra être, selon vous, l’intérêt d’un tel laboratoire dans la ville ? Quel impact pourra t-il avoir auprès de la population ?
F.H : Le rapport à l’image et aux médias a été assez cristallisé. La population a l’impression d’avoir été utilisée par les médias pour déchaîner la presse à scandale, augmenter l’audimat et documenter les programmes TV. Constat, cela n’a pas résolu leurs problèmes structurels. Il me semble que la photographie est assimilée à un régime de contrôle policier et aux journalistes. En d’autres termes, à un occulte pouvoir lointain et nanti. Un stage dans un tel atelier pourrait démystifier le médium photographique s’il touche un public concerné par l’image. Le tout, c’est qu’il soit pensé comme un lieu ouvert à une large population.

1. Exposition Clichy sans clichés, du 15 au 28 novembre, Hôtel de Ville de Paris, salle des Prévôts, du lundi au samedi de 10h à 19h, accès par le parvis de l’Hôtel de Ville, le samedi, accès par le 5, rue Lobeau. Entrée libre. Catalogue de l’exposition :  » Clichy sans clichés « , éd. Robert Delpire, diffusé par Actes Sud, 30 €.
2. Yann Arthus Bertrand, Evelyne Atwood, Alexis Cordesse, Jean Louis Courtinat, Jacques Grison, Yves Klein, Sarah Moon, Marie Paule Nègre, Marc Riboud, Joël Robin, Paolo Roversi, Michel Vanden Eeckhoudt.
3. http://www.clichysanscliche.com
///Article N° : 4669

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Les images de l'article
Djankounda Samkeck et sa fille Bohou Cissé, Coumba et Koudeji Coulibaly, Djogou Coulibaly et sa fille Maïmouna Kebe, Clichy © J. Grison
Bibliothèque de rue, Clichy © J.-L. Courtinat
La couverture du livre paru chez Delpire





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