Le long chemin de l’édition en créole

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L’océan Indien compte plusieurs pays ou territoires, l’île Maurice, les Seychelles, le département français de la Réunion, Madagascar, les Comores et la collectivité de Mayotte qui ont comme point commun d’avoir été colonisés par la France à un moment de leur histoire.
Les trois premiers ont comme autre point commun une forte présence de la langue créole dans les usages.
Le créole, à base lexicale française, est né de la rencontre des langues et des dialectes qui se sont confrontés sur ces îles depuis le milieu du XVIIIe siècle lorsque les Français en ont pris possession et y ont installé une société esclavagiste. Il fut dans un premier temps la langue de communication entre maîtres français et travailleurs serviles, avant de devenir la lingua franca de la majorité des habitants qui se sont mélangés, engendrant une population nouvelle.
Mais pendant toute la période coloniale, l’usage du créole était banni du système scolaire car il était considéré comme une langue inférieure, « bâtarde » et liée à l’esclavage. Puis, au fur et à mesure de l’avancée de l’Histoire, cette langue créée de toutes pièces a commencé à produire des écrits, à être éditée et traduite à travers le monde.
Pourtant la production en créole dans l’Océan indien n’est pas facile à retracer car faute de données chiffrées suffisantes. Avant 1996, l’absence de dépôt légal suivi et structuré ainsi que l’inexistence de documents de synthèse pour certaines périodes (variables selon les îles) ne permettent que d’émettre des hypothèses.
Cet article tente de faire une analyse bibliométrique et de poser quelques jalons.
Une langue écrite, victime de préjugés
Le créole est généralement considéré comme une langue orale. Pourtant l’histoire de l’édition en créole dans ces trois territoires est à peine plus récente que celle en français.
À la Réunion, le premier texte littéraire en créole date de 1828, il s’agit de fables de Louis Héry qui éditera d’autres textes en 1849 et 1856 (1). Cet ouvrage avait été précédé par les poèmes en français de Evariste Parny et Antoine De Bertin, poètes réunionnais du XVIIIe siècle qui avaient édité à Paris l’ensemble de leurs œuvres, tout en portant, sur certaines, comme adresse de publication et d’édition : « à l’Isle de Bourbon » (2). Il paraît plus de 30 ans après la première publication sortie des presses réunionnaises en 1793 : Code pénal militaire pour les temps de la République en temps de guerre (3). Il précède de plus de 15 ans le premier roman édité à Paris écrit par un Réunionnais : Les marrons de Louis Timagène Houat en 1844 (4) et de plus de 20 ans le premier roman édité sur place en feuilleton (Eugène Dayot, en 1852). Puis, progressivement, il semble que la production en créole s’arrête pendant près d’un siècle.
L’absence de dépôt légal structuré rend difficile toute étude numérique mais plusieurs indices le laissent penser. Une bibliographie des poètes « créoles » des 19e et 20e siècle, éditée en 1974, ne compte aucun texte en créole pour toute cette période (5). Les 16 000 notices (6) de la base de données du groupe européen de recherches en langues créoles ne recensent pour la période 1850 – 1970 que l’ouvrage de Claire Bosse, L’grenier d’pays Bourbon (publié en 1953 à Saint Denis), contre 79 œuvres entre 1971 et 1995. Daniel – Rolland Roche justifie cela par le fait qu’ « avant 1970, la tendance dominante était l’édition à compte d’auteur en métropole (7) » et cite en exemple les ouvrages en créole de Jean Albany, tous publiés à Paris dans les années 60 auxquels il faudrait rajouter l’ouvrage de Pa Sarles, Contes créoles inédits, publié à Madagascar en 1939. Dans le domaine de la presse, le phénomène sera tout aussi tardif puisque aucun titre en créole n’a été recensé de 1794 à 1900 (8).
A l’Île Maurice, les premiers écrits littéraires en créole n’ont pas pu précéder ceux écrits en français, puisque c’est dans cette langue que fut publié à l’Île de France en 1803 (9) le premier roman écrit dans l’hémisphère sud. Il ne précède pas non plus le premier ouvrage écrit en anglais, imprimé en 1814 (10). En effet, le premier écrivain en créole mauricien fut François Chrestien qui fit paraître en 1822 ses Essais d’un bobre africain, réédités de nombreuses fois par la suite, puis en 1835, Georges et Lindor ou paresse et sagesse, la première pièce de théâtre écrite « en patois créole » et en 1839, scènes populaires de l’époque à l’imprimerie du cernéen.
D’autres auteurs comme Pierre Lolliot (qui fit paraître Poésies créoles en 1855) ou Charles Decroizilles (Navire fine engazé) écrivirent également en créole. Ils furent suivis par Charles Baissac qui fit paraître à Port Louis en 1885 ces Conférences sur les contes populaires de l’Île Maurice, en parallèle à plusieurs ouvrages en créole qu’il publia en France à la même époque puis, au 20e siècle, par Xavier Le Juge De Segrais (11). Les premiers ouvrages non littéraires en créole sont un catéchisme édité en 1828 aux imprimeries Tristan Mallac et « la proclamation d’abolition de l’esclavage » en 1835.
Malgré ces quelques tentatives, l’édition d’ouvrages en créole à Maurice n’a pas une grosse tradition historique. Tout juste peut-on rajouter à la liste précédente la parution de deux ouvrages restés anonymes en 1846 (12) et 1925 (13). Auguste Toussaint et Harold Adolphe (14) ont relevé que les livres en créole ne représentaient qu’à peine plus de 1 % de l’ensemble des ouvrages recensés entre 1768 et 1954. Encore précisent-ils que « The books in creole are not the work of « Creole » writers but actually of French writers…« . En effet, les auteurs cités étaient tous des blancs.
Cette faiblesse de l’édition créolophone est identique pour les journaux puisque sur les 606 titres recensés sur la même période, aucun journal en créole n’a été publié. La raison principale tiendrait, selon Vicram Ramharai et Amode Taher, au fait que « Selon [les Blancs, les mulâtres et les lettrés Créoles], une littérature ne peut s’écrire dans un « dialecte », un « patois ». Le créole n’est bon que pour véhiculer des injures et des plaisanteries. La culture écrite n’évoluera pas si l’on accepte le créole comme moyen d’expression littéraire. (15) ». Les motivations de ceux qui s’y risquaient n’étaient d’ailleurs pas sans ambiguïté et peu valorisantes pour la langue créole, certains ne voyant dans ces ouvrages qu’aimable amusement, folklore et pastiche. L’un des plus connus, Charles Baissac, ne concluait-il pas son ouvrage Etude sur le patois créole mauricien (16) par « L’horizon est étroit pour notre pauvre patois. Passe pour une excursion furtive au pays des contes ; mais toute velléité de le conduire ailleurs a été convaincue d’impuissance. […] La littérature créole a sa devise toute faite : « Ptit lasoif, ptit coco« .
Les années qui suivirent l’indépendance furent une époque de revendication identitaire. Cette recherche d’authenticité dans la production artistique entraîna une instrumentalisation croissante de la langue créole et permit une nette amélioration de sa représentation dans l’écrit mauricien. La renaissance intervient en 1971, où René Noyau publie le conte tention Caïma, premier ouvrage littéraire en créole écrit par un homme de couleur. Si la consultation des notices du dépôt légal de 1955 à 1965, permet de constater qu’aucun ouvrage en créole n’y avait été déposé (17), Jean Georges Prosper signale que « de 1966 à 1977, pas moins de dix ouvrages en créole ont été enregistrés aux archives (18) ». Les écrits deviennent militants et politiquement engagés. Sur 16 pièces parues de 1970 à 1990, 9 traitent de la politique. Mais des auteurs comme Dev Virahsawmy (dont les œuvres sont proposés sous forme de Cd rom), René Asagarally et Henry Favory (dont les pièces de théâtre ont été peu publiées) apparaissent sur le devant de la scène et brisent définitivement les tabous en donnant une valeur littéraire incontestable au créole. Georges Legallant dans une bibliographie couvrant la période de 1971 à 1995 (19) a comptabilisé 186 ouvrages en langue créole (le groupe européen de recherches en langues créoles, pour sa part, en compte 154), soit beaucoup plus que pour la période travaillée par Auguste Toussaint qui n’a retracé que 14 ouvrages.
Aux Seychelles, l’édition en général est beaucoup plus récente. Jean Louis Joubert estime que « Le plus ancien essai littéraire écrit en créole seychellois est une traduction de fables de La Fontaine, due à une institutrice des Seychelles, rodolphine Young. (20)« . Retrouvé par hasard, ce texte sera édité en 1983. Après l’indépendance en 1976, le gouvernement seychellois a institué une réforme importante en 1981 qui officialisait l’alphabétisation en créole et créait l’Institut Pédagogique National (IPN). Aujourd’hui, le créole seychellois est la seule langue d’enseignement employée à la maternelle ainsi que durant les quatre premières années du primaire. Sa promotion dans le système éducatif a conduit les enseignants à s’intéresser à la tradition populaire véhiculée dans cette langue, notamment au moyen des contes, des légendes et des chansons et a suscité la production d’ouvrages didactiques, de poèmes et d’essais littéraires en créole.
Au milieu des années 80, trois romans furent édités par l’Institut créole (les Seychelles ne comptaient pas de maisons d’édition privée jusqu’en 2005) : Montann en leokri d’Antoine Abel, Eva de June Vell et Fler fletri de Leu Mancienne. Ce dernier ouvrage, bilingue, fut d’ailleurs un réel succès (21).
Ceci explique que sur les 143 ouvrages imprimés aux Seychelles entre 1700 et 1984 (22), 22 l’ont été en langue créole (soit un chiffre de 15,3 %) et tous après l’année 1976 (23).
L’absence de travaux et de documentations publiés pour la période allant de 1985 à 1995 ne permet pas de savoir exactement le nombre d’ouvrages publiés par la suite. Le groupe européen de recherches en langues créoles en comptabilise 12 de façon certaine, auxquels il faut ajouter quelques ouvrages non datés probablement édités à cette époque.
Une production structurellement minoritaire
A l’Île Maurice, au cours des 10 années écoulées (1996 – 2005) (24), la production en créole unilingue et multilingue a représenté 6,74 % de l’ensemble. A la Réunion, le chiffre de l’édition créole est quasiment le même puisqu’il représente 4,68 % de l’ensemble de la production éditoriale du département de 1999 à 2005 (25). Aux Seychelles, 7,1 % des 970 ouvrages publiés lors de la dernière décennie l’ont été en créole (26).
L’ensemble de la production reste donc incontestablement minoritaire quel que soit le contexte ou le statut de la langue. À Maurice, les ouvrages en créole ont même tendance à baisser au cours des années récentes puisque, s’ils représentaient 8,6 % de l’ensemble de la production de 1996 à 2000, ce chiffre est tombé à 3,8 % de 2001 à 2005. À la Réunion, la production est restée stable au cours des 10 années écoulées, mais ce chiffre de 4,68 % est à relativiser puisque plus de 57 % de ces ouvrages sont des éditions bilingues ou trilingues où la langue française est souvent la langue de référence. Aux Seychelles, la situation est cependant différente puisque la production créolophone est en hausse sensible passant de 6,7 % de 1996 à 2000 à 7,6 % durant les 5 années suivantes.
À Maurice, de 1971 à 2001, 240 ouvrages en créole ont été publiés (27), ce qui fait une moyenne de 8 par an. La moyenne est quasi identique pour la période allant de 2002 à 2005. La baisse du pourcentage d’ouvrages en créole s’explique en réalité par une augmentation par 2,5 de l’ensemble de la production du pays puisque le nombre d’ouvrages édités à Maurice est passé de 61 livres annuels en 1996 à 168 en 2003. Dans cet environnement en forte hausse, la stabilité des ouvrages en créole les dessert sur le plan statistique mais n’est pas le signe d’une baisse de la production.
S’il n’y a guère de livres en créole mauricien publiés ailleurs que dans le pays (28), à La Réunion, par contre, il faut également tenir compte des ouvrages en créole réunionnais publiés en métropole. Cela représente, selon diverses sources, environ 20 % de la production totale en créole réunionnais (29).
Pour la période 1996 – 2005, le nombre d’ouvrages unilingue ou multilingue en créole pour l’ensemble de l’Océan indien peut être estimé à 241. Sur ce chiffre, 51,03 % ont été édités à Maurice, 28,56 % aux Seychelles et 20,41 % sont réunionnais.
Pour l’ensemble de l’Océan indien et des Caraïbes (Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane et Sainte Lucie), le groupe européen de recherches en langues créoles a comptabilisé un ensemble de 663 ouvrages en créole à base lexicale française depuis le début du 19e siècle.
Ce chiffre ne constitue, bien sûr, qu’une estimation (30), mais il permet de faire quelques constats. L’Océan indien représente plus de 51 % de l’ensemble. Maurice confirme son statut de « leader » puisqu’il est le premier pays en terme de production éditoriale en créole (25,7 %), devant Haïti (24,7 %), grand pays de littérature et poids lourd démographique (31) qui a, il est vrai, bien d’autres soucis, mais surtout devant les quatre départements français qui, pourtant, bénéficient de soutiens à l’édition importants et réguliers (32). Chacun des trois départements caribéens édite même moins que les Seychelles (12 %).
Particularités de l’édition créole dans la région
Le rapport à la langue créole est donc variable et entraîne, bien sûr, un usage différent dans le domaine de l’écrit. Dans l’océan Indien, on n’édite pas en créole de la même façon selon l’île où l’on vit. Cependant quelques traits communs se dégagent de l’ensemble de la production de la région.
Les chiffres cités peuvent sembler désespérants pour les partisans de l’édition en créole. Ils sont, d’abord et avant tout, parfaitement logiques et s’expliquent par le statut de cette langue dans les différents territoires.
L’archipel des Seychelles est l’un des rares pays, avec Haïti, à avoir reconnu officiellement le créole dans un texte constitutionnel. Dès 1981, la politique linguistique du pays fut réorientée et précisée par le gouvernement : le créole appelé dorénavant seselwa est devenu la première langue nationale ; l’anglais, la deuxième ; le français, la troisième. Cette disposition fut réaffirmée dans la constitution de 1993. Par conséquent, on l’a vu précédemment, le créole est la langue d’un certain nombre de livres pédagogiques et didactiques que le pays produit. De même, langue nationale, chaque réforme, chaque réédition de la constitution, implique une version dans chacune des trois langues officielles. Ceci explique, en partie, une production assez favorable comparée aux autres territoires créoles. Production, cependant, qui reste minoritaire, puisque l’anglais reste la langue de communication écrite ainsi que celle de l’administration et de l’école après les quatre premières années d’enseignement.
A la Réunion, la Loi d’orientation pour l’Outre mer de décembre 2000 stipule dans son article 34 que « les langues régionales en usage dans les départements d’outre-mer font partie du patrimoine linguistique de la Nation » et qu’elles « bénéficient du renforcement des politiques en faveur des langues régionales afin d’en faciliter l’usage ». C’est à ce titre que son enseignement est désormais proposé en option dans les établissements scolaires de l’île, comme pour toutes les langues régionales de France métropolitaine. Cela ne change cependant rien à son statut, seul le français a une existence juridique et les autres langues (mandarin, le tamoul…) ne sont pas prises en compte. Logiquement, le créole, au même titre que le basque, le corse, le breton ou l’occitan, n’a que la portion congrue en terme d’édition. Cette situation est d’autant plus vraie que les ouvrages scolaires utilisés dans l’île, y compris ceux destinés à l’apprentissage du créole en primaire, viennent presque tous de la métropole. Enfin, une majorité de Réunionnais étant bilingues créole – français, le besoin de publier en créole pour se faire comprendre existe moins qu’ailleurs.
À Maurice et donc, Rodrigues, le paysage linguistique officiel est plus ambigu, le statut officiel des langues n’est pas défini dans la Constitution de l’île Maurice. L’article 49 de la Constitution de 1992 ne traite que de la langue du Parlement qui est l’anglais. De même, mais c’est un usage, les documents officiels du gouvernement ne sont généralement rédigés qu’en anglais, même si le créole est beaucoup utilisé dans l’administration. On peut donc parler, à Maurice, d’un trilinguisme administratif de fait (33).
A l’école, généralement, le français est utilisé dans le primaire et l’anglais dans le secondaire et à l’Université. L’ordonnance de 1957 qui réglemente encore l’enseignement recommande « l’emploi de toute langue couramment utilisée dans le pays » à l’oral, ce qui, de facto, favorise l’emploi du créole, afin de mieux se faire comprendre de l’élève, mais cette possibilité n’existe jamais à l’écrit.
Les livres scolaires édités localement sont donc tous écrits en anglais à l’exception notable de ceux utilisés pour les cours de français. Dans la vie quotidienne, le bain linguistique mauricien est beaucoup plus riche que dans les deux autres entités, car le créole – bien que spécifiquement mauricien et très majoritaire dans les échanges courants – n’est qu’une des langues utilisés dans le pays au milieu d’une multitude d’autres langues : européennes bien sûr, orientales comme le haka, l’hindi, l’ourdou, le tamoul et le telegu ou de création locale comme le bojpuri, très présent en milieu rural (environ 20 % de locuteurs selon les chiffres les plus fréquemment avancés).
L’analyse des textes publiés dans les recueils de la collection Maurice le démontre. Lancé par Barlen Pyamootoo et Rama Poonoosamy en 1994, cette collection édite chaque année des recueils d’une vingtaine de nouvelles d’auteurs mauriciens. Bien que destiné à un public local, les textes écrits en créole ne dépassent jamais 15 % de l’ensemble.
Le maintien de l’édition créole à Maurice n’est donc pas dû à une quelconque prédominance de la langue, au nombre d’habitants somme toute assez modeste (1,2 million), ni, bien sûr, au facteur touristique. Il est lié au fait que, comme Haïti, Maurice a une réelle tradition historique d’impression d’ouvrages et connaît un milieu littéraire prolixe, talentueux et dynamique. L’édition créole bénéficie bien sûr de cette situation positive.
De plus, comme le rappelle fort justement David Martial « Un des rares éléments culturels qui est accepté par tous les mauriciens comme vecteur de la culture nationale est la langue créole. (34) », ce qui n’existe pas forcément dans le cadre réunionnais.
Une édition littéraire avant tout
Peu d’ouvrages non littéraires sont édités en créole. Georges Legallant (35) ne compte que 55 « nonn – fiksyon » sur les 240 ouvrages mauriciens recensés entre 1971 et 2001, soit moins de 23 % de l’ensemble. Or, la littérature à Maurice ne représentait plus en 2005 que 22, 5 % de l’ensemble de l’édition nationale, toutes langues confondues.
Ce constat se vérifie également pour les autres îles.
A la Réunion, l’analyse des notices du dépôt légal pour les années 2004 et 2005 (36) confirme le constat mauricien : les 12 titres recensés concernent des fables, contes et autres devinettes. Pour une période plus ancienne, les 84 ouvrages recensés par le groupe européen de recherches en langues créoles de 1849 à 1997 ne comptent que 3 ouvrages non littéraires…
Les Seychelles ne dérogent pas à la règle puisque les ouvrages en créole sont massivement des livres scolaires, des traductions d’auteurs étudiés à l’école ou des fables éducatives.
Etudier l’évolution de l’édition créole dans l’Océan indien se résume donc essentiellement à la littérature. Ce phénomène est accentué par le faible nombre d’ouvrages religieux chrétien en créole. Même si, au passage, on peut compter parmi les ouvrages en créole mauricien des traductions des versets de la bible, des livres de chant pour les chorales, un livre de chant du père Grégoire…. Ce constat devrait évoluer suite à la double décision de l’évêché de prononcer désormais la liturgie en créole dans les églises et d’étendre la pratique du créole dans toutes les écoles primaires catholiques.
À la Réunion, les textes religieux sont assez nombreux, mais beaucoup ne sont pas considérés comme des monographies : brochures, cartes postales, textes dans des périodiques catholiques, etc.… Le dernier texte religieux en créole réunionnais date de 2005 : Le gran Kantik, un texte bilingue créole /français paru chez UDIR et traduit par Axel et Robert Gauvin.
L’écrit politique en créole existe en proportion importante à Maurice, mais il s’agit surtout de périodiques : Lagazet soley ruz, lagazet lalit de klas ou la revue Lalit. Peu de livres sont publiés dans ce domaine.
Encore faut-il différencier entre les divers genres littéraires.
À Maurice, les ouvrages en créole sont majoritairement des pièces de théâtre (21,6 %) et des recueils de poésie (22,1 %). On ne compte que 8 romans (3 % du total), dont seulement 3 publiés avant 1991. Vicram Ramharai justifie ce faible nombre par le fait que « Les romans montrent les limites de la langue créole en tant qu’écriture littéraire à Maurice. Dans la mesure où le créole a été longtemps lié au folklore, aux plaisanteries, l’élever de cet état à celui de langue littéraire dans un laps de temps si court s’avère être un travail contraignant. (37) ». Ce constat est d’ailleurs général puisque M. C. Hazaël-Massieux n’y relevait en 2001 qu’une vingtaine de romans, tous mondes créoles confondus (38).
Enfin, les livres pour enfants, pourtant quasiment absents dans l’édition locale en langue française ou anglaise, atteignent presque 10 % de l’ensemble. Il a même existé dans les années 80 une petite production d’histoires pour enfants réalisées sous forme audio. Ceci met en lumière la volonté des éditeurs du créole de faire œuvre d’éducation et de militantisme en éduquant les jeunes dans cette langue et ce, dès 1979, date à laquelle Renée Asgarally publiait un premier ouvrage pour enfants, Tention gagne corne.
L’édition en créole a donc un parcours autonome du reste de l’édition, son évolution n’obéit pas aux mêmes règles et contraintes.
Un certain militantisme
L’édition en créole reste encore une édition de militant.
Le cas des Seychelles est frappant puisque l’Institut créole est à la base de la quasi-totalité des publications en créole.
A la Réunion, la maison d’édition UDIR (Union pour la Défense de l’Identité Réunionnaise), créé par Jean François Sam-Long en 1978 et bénéficiaire d’aides publiques, est à l’origine de la plupart des ouvrages écrits en créole à la Réunion depuis près de 15 ans. Elle a survécu au prolifique groupe Les chemins de la liberté (39) qui a arrêté ses activités au début des années 90 après 13 années d’existence et qui avait imaginé une forme d’édition coopérative de diffusion rapide à tirage limité, avec des procédés artisanaux. Les autres maisons d’édition de l’île ne contiennent que peu d’ouvrages dans cette langue : huit chez Grand Océan, tous édités avant 2001, deux pour chaque éditeur que sont Océan Editions, Azalées éditions et Orphie. Enfin, la proportion d’édition à compte d’auteur dans les ouvrages en créole (41 %) plus importante que pour les ouvrages en français (22 %) relève de la même démarche d’engagement. Le Parti Communiste Réunionnais a également joué un rôle important en mettant parfois à disposition ses moyens d’impression à certains auteurs.
A Maurice, 80 % de l’édition créole sont issues de quatre maisons d’édition qui ne sont pas, au départ, des éditeurs professionnels et qui ne bénéficient d’aucune subvention particulière : LALIT et son émanation Ledikasyon pu travayer (LPT), Federation pre school playgroups spécialisé dans l’édition pré – primaire et Bukié banané, créé par Dev Virahsawmy. Les deux principales maisons d’édition que sont les Editions de l’Océan Indien et les Editions Le Printemps n’ont publié que 5 ouvrages en créole depuis leur création.
L’itinéraire de LPT est assez symptomatique. Soutenu par le parti politique LALIT depuis sa création en 1976, ce mouvement socio – culturel se cantonnait à faire de l’alphabétisation. Par suite d’un manque de matériel pédagogique et de la réticence des imprimeurs à imprimer en créole, elle a commencé à éditer et à imprimer ses propres ouvrages à partir de 1984, avec la sortie de leur plus grand succès, le Dictionnaire kreol – anglé, qui s’est vendu à plus de 8 000 exemplaires.
A Maurice, le rapport entre l’édition en créole et la politique est également très fort selon certains critiques. Vicram Ramharai estime qu’il y a eu durant la période 75 – 90, un lien étroit entre le Mouvement militant mauricien (MMM), dont l’un des dirigeants de l’époque était Dev Virahsawmy, et la production en créole. « De 1976 à 1982, explique-t-il, le MMM est au fait de sa popularité. Le thème « Le créole, langue nationale » a eu un succès important auprès de l’électorat de ce parti. Durant cette période, […] on dénombre 33 œuvres littéraires, soit plus de 75 % de la production. […] Après la défaite de 1983, les dirigeants ont pris conscience que la langue créole n’était plus porteuse. A ce mutisme va correspondre une baisse drastique de la production en créole. Huit œuvres paraîtront de 1984 à 1991. (40) ».
Une littérature sans public
A Maurice, le tirage moyen des ouvrages en créole est tombé de 2000 à 3000 copies dans les années 90 à 800 à 1000 de nos jours, Ledikasyon pu travayer continue à éditer des ouvrages qui se vendent en moyenne à 30 % à 40 % la première année. Ces chiffres restent au-dessus de l’évaluation de Vicram Ramharai qui estime que « […] toute publication en créole ne dépasse pas 300 exemplaires, dont seule une faible partie sera vendue. (41) ».
On peut parler, quasiment, de littérature sans public, guère différente, cependant, de l’édition dans les autres langues de Maurice qui imprime en moyenne entre 500 et 1000 exemplaires : à Maurice, une vente de 6 000 exemplaires est un succès de librairie… Les chiffres sont encore plus faibles aux Seychelles, hormis pour les ouvrages scolaires.
À la Réunion, l’édition en créole a cependant connu quelques beaux succès. Z’histoires la caze de Georges Fourcade, publié à Saint Denis, a connu 5 rééditions dans les années 30 (42).
Les possibilités de créer un marché régional d’ouvrages en créole sont assez faibles. Tout d’abord parce que ce marché n’existe pas pour l’ensemble de l’édition de la région quel que soit l’idiome utilisé. La langue créole n’échappe pas à ce constat général.
Une autre raison tiendrait à la structure même du créole, différent d’une île à l’autre. Il n’existerait pas de créole commun susceptible d’être utilisé et compris par tous, du fait de différences sensibles phonologiques, grammaticales et de vocabulaires qui ne permettent guère l’intercompréhension. Ce phénomène ne concerne pas uniquement l’Océan Indien, mais également les petites Antilles. Comme le déclare M. C. Hazaël-Massieux, « un auteur qui écrit dans la variété de son île n’a guère de chance d’être lu au-delà et ne peut toucher qu’un nombre très limité de lecteurs : dans l’île même qui l’abrite. (43) ». Ceci peut expliquer que les ouvrages de l’UDIR ne sont pas du tout diffusés à Maurice. Parallèlement, la production de LPT ne s’écoule à la Réunion (une quinzaine d’exemplaires par an) que grâce à un sympathisant qui les place dans quelques librairies. Elle n’est présente aux Seychelles qu’en exposition à l’Institut kréol.
Pourtant, à l’initiative de l’Institut kreol des Seychelles, un concours littéraire en créole, Prix Antoine Abel, fut organisé en 1997 pour toute la région. Ce concours rencontra un franc succès avec des finalistes de toutes les îles et donna lieu à l’édition d’un recueil collectif. Preuve que ce problème d’intercompréhension n’est peut-être pas si insurmontable.
Quoi qu’il en soit, cette difficulté explique l’absence d’un centre de production régional unique et la faiblesse des échanges entre les différentes régions créoles à base lexicale française.
Une langue peu traduite
Les traductions des livres en créole de l’Océan indien vers d’autres langues sont quasi négligeables depuis 1951.
En ce qui concerne le créole mauricien, depuis 1979, seuls 6 ouvrages écrits dans cette langue ont fait l’objet de traductions, dont 4 en France (on peut présumer qu’il s’agit du français).
Le patrimoine littéraire seselwa est encore plus mal loti puisqu’on ne compte que trois traductions : l’une dans l’ex-URSS, l’une en Allemagne et la dernière en France.
18 ouvrages écrits en créole réunionnais ont été traduits, tous en France.
Ce total de 27 ouvrages traduits est à comparer avec la production en créole à base lexicale française des caraïbes où 76 ouvrages issus des trois DOM et de Sainte Lucie ont été traduits depuis 1980, essentiellement en français.
A Maurice, dans un contexte de multilinguisme prononcé, sur un total de 25 ouvrages traduits, seuls 2 étaient en créole mauricien contre 15 ouvrages dont la langue originale était le français et 5 l’anglais.
On ne traduit pas non plus beaucoup d’ouvrages en créole : depuis 1980, seuls 10 ouvrages ont été traduits en créole réunionnais (dont 8 depuis le français et 1 depuis le bhojpuri), 4 en créole mauricien (3 du français et 1 de l’anglais) et très peu en créole seychellois (il n’y a pas de données officielles). Ce genre de pratique fait que les unilingues Créoles se voient coupés des ouvrages écrits en d’autres langues. D’où le danger réel de devenir une langue écrite pour lecteur initié, loin des pratiques orales (44).
L’édition en créole a donc vécu un long parcours. Ignoré dans un premier temps, méprisé par la suite, il a réellement atteint au statut de langue avec l’indépendance des Seychelles.
Même minoritaire, sa production écrite a réussi à se faire une place au sein de l’édition indo océanique. Une reconnaissance officielle lui a même été attribuée en 2003 à travers le prix Kadima remporté par la Seychelloise créolophone Thérésa Dick, directrice de l’Institut créole, pour son roman Koze mirak.
Par ailleurs, les Seychellois ont déjà franchi un pas supplémentaire en faisant du créole la langue d’apprentissage à l’école primaire mais leur production éditoriale et leur capacité d’influence est structurellement faible.
Cependant, tant que l’édition créole ne sera qu’une édition de militant, son statut sera fragile, tant que l’édition créole sera essentiellement axée sur la littérature, elle n’aura que peu d’arguments à opposer à ses détracteurs qui estiment qu’elle est incapable de véhiculer les idées avancées de la science ou de la technologie.
L’édition créole de l’Océan indien a donc encore un long chemin à parcourir afin de passer du statut aimablement sympathique de langue orale à production écrite limitée et folklorique à celui d’une langue véritablement conceptuelle. Son développement est à ce prix.

1. Chronologie de Alain Armand et Gérard Chopinet reprise par Jean Louis Joubert, Littératures de l’Océan indien, EDICEF/AUPELF, 1991, pp.258 et 259. Celui-ci signale par ailleurs que la première citation en créole réunionnais dans un texte écrit date de 1715.
2. Jean Louis Joubert, op. cit.
3. Ryckebusch, Jackie, Inventaire des ouvrages concernant l’Ile Bourbon, l’Ile de la Réunion, les voyages aux indes orientales, la traite et l’esclavage. Ed. Chamonal, 2006.
4. Réédité à la Réunion en 1988.
5. Jean Claude Roda, Bourbon littéraire I : Guide bibliographique des poètes créoles, Saint Denis, 1974. Le terme « créole » n’a pas exactement le même sens à La Réunion et à Maurice.
6. Situé à Aix en Provence. La consultation de leur site se fait à l’adresse suivante : http://creoles.free.fr/
7. Les textes littéraires depuis 1950, Daniel – Rolland Roche. Notre librairie, N°57-58, janvier – mars 1981.
8. Caudron, Olivier, Catalogue des périodiques réunionnais de 1794 à 1900. Université de la Réunion, 1990.
9. Sidner ou les dangers de l’imagination de Barthélémy Huet De Froberville qui restera le seul roman publié à Maurice durant tout le 19ème siècle. Réédité en 1993 aux Editions de l’Océan Indien.
10. Fugitive and miscellaneous Verses in English and French, by an english gentleman residing at the Mauritius. Government Press.
11. Prosper, Jean – Georges, Histoire de la littérature mauricienne de langue française, Ed. de l’Océan Indien, 1993.
12. Cirandanes campek, ou énigmes créoles, dédiés à Lady Gomm.
13. Zistoire Trésor Bonnefemme Magon de Philogène Soulsobontemps (pseud.), texte que Vinesh Hookoomsing considère pourtant « comme le premier texte écrit dans un langage dont le naturel et l’authenticité idiomatiques éclatent à chaque phrase » in Langues créoles et littérature nationale, V. Hookoomsing, Notre Librairie, N°54-55, juillet – octobre 1980.
14. Bibliography of Mauritius (1502-1954), Toussaint Auguste et Adolphe, Harold, Esclapon Limited, Port Louis.
15. Voir à ce propos : Vicram Ramharai et Amode Taher, Ecrire et éditer à Maurice. Notre librairie, N°104, Janvier – Mars 1991, pp. 86-89 ainsi que l’ouvrage de Daniel Baggioni et Didier De Robillard : Île Maurice, une francophonie paradoxale, L’harmattan, 1990. pp. 151 – 160.
16. Imprimé à Nancy en 1880.
17. Le dépôt légal de l’édition mauricienne de 1954 à 1995 assuré par les archives nationales a été très peu exploité et analysé.
18. Prosper, Jean – Georges, op. cit.
19. Legallant, Georges, Ver enn Bibliografi : Sirvol liv an kreol morysien depi lindepandans in langaz kreol zordi, édité par Ledikasyon pu travayer – Port Louis, 2002. ISBN 99903 33 44 0
20. Jean Louis Joubert, op. cit.
21. Entretien avec Guy Lionnet, Ecrire aux Seychelles, Notre librairie, N°104, Janvier – Mars 1991, pp. 118-119.
22. National Bibliography of Seychelles : retrospective Bibliography, Vol. 1 : 1700 – 1984, compiled by Adaramola, E.S. and Stokes, C., edited by the Seychelles National library editorial committee, 2004. ISBN 99931-63-01-5.
23. Selon différentes sources concordantes, le premier ouvrage seychellois écrit en créole serait une traduction de l’évangile de Saint Marc en 1974.
24. Informations tirées de la National Bibliography of Mauritius 1996-2000 et de la National Bibliography of Mauritius 2001-2003 édités par la National library of Mauritius ainsi que du cahier du dépôt légal de celle ci pour les années 2004-2005.
25. Chiffres fournis par la bibliothèque Départementale de Saint Denis, attributaire du dépôt légal imprimeur et éditeur.
26. Chiffres fournis par les Archives Nationales des Seychelles, en charge du dépôt légal imprimeur.
27. Legallant, Georges, op. cit.
28. A quelques exceptions près comme Zistwar ti-prens de Saint-Exupéry, sorti en octobre 2006 aux éditions allemandes Tintenfass ou l’ouvrage bilingue de Emmanuel Richon, Les poèmes mascarins de Charles Baudelaire.
29. Cette estimation se fonde sur des données communiquées par la Bibliothèque Départementale de Saint Denis ainsi que par le site petite bibliothèque créolophone (Manzé pou lo kër) à l’adresse http://udir.free.fr/bibli_creol.htm
30. Après comparaison entre cette liste et les documents du dépôt légal des îles de l’Océan indien, de Haïti et de Guyane, j’estime qu’il doit être relevé systématiquement de 15 à 20 % pour chaque entité.
31. Avec ses 8 millions d’habitants, Haïti représente 75 % du monde créole d’origine française, largement devant le second, l’Ile Maurice (10 %).
32. Les aides publiques mauriciennes de soutien aux livres sont peu visibles et fragmentées et ne sont pas propres à la langue créole.
33. On peut consulter le site de l’Université Laval (Canada) sur l’aménagement linguistique dans le monde par Jacques Leclerc : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/index.shtml
34. Martial, David, Identité et politique culturelles à l’Île Maurice, regards sur une société plurielle, L’harmattan, 2002. ISBN 2747521486
35. Legallant, Georges, op. cit.
36. Bibliothèque départementale de la Réunion : Les entrées au dépôt légal en 2004. Id. pour 2005. Ces documents n’ont pas été publiés.
37. Vicram Ramharai, La littérature mauricienne d’expression créole. Essai d’analyse socio culturelle. Ed. Les Mascareignes, 1990.
38. M. C. Hazaël – Massieux, L’archipel littéraire créole in Notre librairie, N°143, janvier – mars 2001.
39. Firmin Lacpatia compte 17 ouvrages publiés par cet éditeur, rien que pour l’année 1979 (Témoignage chrétien du 22/11/1979).
40. Vicram Ramharai, La littérature créole depuis l’indépendance. Notre librairie N°114, juillet – septembre 1993.
41. Vicram Ramharai, La littérature mauricienne d’expression créole. Op. Cit.
42. Cité par Alain Armand et Gérard Chopinet, La littérature réunionnaise d’expression créole, 1828 – 1982. L’harmattan, 1984. p. 122.
43. M. C. Hazaël – Massieux, op. cit.
44. Toutes ces données sont tirées du site de l’UNESCO sur la traduction dans le monde.
Avec l’amicale et efficace participation de Robert Furlong.///Article N° : 6636

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