Voyages en poésie 2 : Sortir du silence

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La journée du 8 mars doit être l’occasion, pour nous, de rappeler nos paroles et nos rêves, nos mémoires, l’essentiel recherché : être au monde, sortir du silence, prendre la parole par la venue à l’écriture. De temps en temps, on aurait aimé que nous, femmes si multiples, soyons magnifiées aussi par nos mots, par l’art qui nous habite, là où nous donnons le meilleur de nous-mêmes en ouvrant la porte du monde. Parfois, le chemin tracé par nos voix n’est ni vu, ni entendu quand il emprunte les méandres si difficiles de la poésie. Car venir au monde par la parole poétique est un autre engagement que nous avons envie de tenir, partout où nous habitons et quels que soient nos combats singuliers. Pendant des siècles et quelles que furent les cultures en présence, nous avons été pensées comme des êtres du dedans, du foyer, de la maison. Et si nous étions aussi des êtres sortant de tout enclos, de tout rond, de tout carré ? Insaisissables sommes-nous, sur les chemins périlleux du voyage, quand le monde est en nous et que nous l’habitons aussi par mots, images, rythmes et musiques appartenant à chacune de nous.
Pour donner un contenu précis à ces multiples quêtes liées à nos vies, je poursuis encore et toujours les traces du mot « voyage » en poésie. J’ai ouvert quatre recueils de poésie qui participent du voyage. J’ai trouvé des mots à l’affût du livre du monde. Parfois, des mots que l’on utilise tous les jours passent à l’écriture, deviennent musique et prennent part à l’aventure poétique, là où rien n’est assuré d’avance, où le tremblement de la voix est aussi itinérance, tracé de chemin, sorti à l’air libre, de l’ombre, du silence. Les titres, déjà, sont éloquents à ce sujet : L’écrit du silence, de Kouméalo Anaté (2006) ; je m’en vais, d’Ozoua (2007) ; Au fil du Wouri de Jeanne-Louise Djanga (2007) ; Les Porteuses d’Afrique, d’Angèle Bassolé-Ouédraogo (2007). Dans ces textes, les mots naissent au jour poussés par l’impérieuse nécessité de dire la mémoire (individuelle et collective), de voir du paysage, de sentir la présence bienfaisante des éléments cosmiques, de clamer quelques valeurs : la relation à l’autre et non pas l’indifférence, l’amitié, l’amour. Les mots se souviennent des horreurs du jour quand ils ont fait le tour du monde, quand ils ont traversé le temps et qu’ils sont prêts à dire la beauté de ce qui reste imprenable par la bêtise humaine.
Kouméalo Anaté, poète d’origine togolaise, est chercheure à Bordeaux mais aussi romancière et nouvelliste (1). L’écrit du silence, recueil de poèmes réédité en 2006, est une voix de sortie du silence, un chemin du dire ou un fil d’Ariane que nous retrouvons çà et là, même s’il se trouve être mille fois rompu. Ce fil est voué à être rompu par les événements, la présence de l’autre, l’humeur du monde, le mal, la souffrance, la mémoire qui sourd au plus profond de nous. Il n’est jamais linéaire. Être est le premier verbe que la poète a envie de conjuguer au moment où ses mots cherchent un lieu propre entre la « Blessure béance brûlure » et le « Bouillonnement rugissement gémissement silence » (p. 9). « Taire pour survivre », cela s’appelle silence, mais aussi résistance. Mais lorsque celle-ci est meublée de mots, la poète trouve sa voie : « Recomposer avec chaque pierre de mon cachot / Une polyphonie musicale d’un autre monde » (p. 10). Ce voyage passe par l' »aventure à la recherche / D’Un moi étranger / D’un moi incompris » (p.11), par les petites et grandes blessures des individus qui peuvent mourir de faim. Quand l’indifférence règne, les êtres invisibles et vulnérables aux yeux des autres ne possèdent plus que leur propre dignité « De néant ». L’itinéraire de la poète vise aussi la traversée du « large », afin d’atteindre « l’autre rive ». Car le voyage s’effectue en accord avec les éléments primordiaux. L’appel de l’eau est essentiel, là où il est permis d’affronter les abysses et de retrouver sa propre voix et son propre pas, en prenant la peine de bouger son corps : « Lève-toi / Bouge donc / et tu verras / Que tu peux marcher » (p.21). Ce texte est un hymne à tous les horizons, comme l’indique la deuxième partie du recueil. Chaque horizon est peut-être là où « L’oiseau prend son envol et part vers une destination pour l’instant inconnue / de lui / de ceux qui l’observent partir. » (p.25). Qu’on ne s’y trompe pas, aucun mot, ici, n’est simple ni ordinaire, chaque mot indique le sens d’une quête : « aller au bout de soi », dit la poète. L’écrit du silence est un chant de d’existence et un prélude à l’itinérance au grand air, par-delà le mal et la souffrance.
Je m’en vais d’Ozoua, Martiniquaise vivant en région parisienne (à ne pas confondre avec son homonyme Ivoirienne poète et comédienne, précise-t-elle), dit la partance comme le refrain d’une chanson bien connue. Au seuil de ce recueil qui fait suite à trois autres (2), trois citations nous donnent le ton. Frantz Fanon et Aimé Césaire cheminent en compagnie de la poète qui, hors texte, donne sa devise : « Je m’en vais, telle est ma devise, tel est mon combat, tel est mon destin ».
Ce propos liminaire peut être mis en parenthèses au moment où nous ouvrons le texte. Ici aussi ce sont des mots de tous les jours qui consignent leurs empreintes à chaque page. Mais la musique est là, présente, insistante, celle qui sert les mots et leur donne sens hors de tout slogan qui pourrait, par inadvertance, leur ouvrir la voie. La poète part « d’un pas allègre », « sur le chemin de la vie », comme l’indiquent les deux premiers poèmes. Elle emporte parmi ses bagages ses multiples identités et s’apprête à emprunter la route qui mène à l’autre. « M’ouvrir aux autres / Je m’en vais m’enrichir de leurs différences. » (p.8). Ce chemin emprunté est un aller-retour, non pas un départ définitif mais une découverte du monde avec curiosité, avec avidité : « Je veux tout connaître sur ce qui m’entoure / Et savoir ce qui se passe dans le monde » (p. 9). Le poème intitulé « Je m’en vais » est traduit en créole, comme pour passer sans détour d’une langue à l’autre et faire la traversée d’un continent à l’autre, entrevoir la passerelle qui lie la culture à la « nature blessée », aux forêts détruites. La poète fait le tour des maux en paroles, les continents se croisent au passage. De l’Amérique latine à l’Afrique et à l’Asie, le voyage dit l’aller-retour de soi à soi, en passant l’autre. Et les différentes escales plantent leurs mots dans des lieux inattendus, dans les villes où fleurissent des mensonges de toutes sortes, chez le Bushmen, chez les peuples sans terre de l’Inde, au Darfour… C’est donc en fermant le recueil que l’on comprend pourquoi Fanon et Césaire sont convoqués d’entrée de jeu, comme éclaireurs d’un chemin escarpé, jonché d’embûches.
Jeanne-Louise Djanga, chorégraphe et responsable de marketing en région parisienne remonte ici le long du fleuve Wouri, celui du pays d’enfance, le Cameroun. Au fil du Wouri est composé de trois mouvements subdivisés en plusieurs poèmes plus ou moins longs. Les rimes sont omniprésentes, comme pour naître à l’écriture sous le sceau d’un classicisme vite battu en brèche par la variété des rêves et des réalités ; la richesse des images liées au « parcours », à « l’amour » et à « l’humour ».
Sous le signe du parcours, il y a d’abord la naissance à l’écriture, comme le dit le premier poème qui ouvre le recueil. « Écrire, c’est vibrer à corps perdu, / De joie, de peine, d’amour éperdu. / c’est aimer. / C’est donner. » (p.21). Remonter le cours du fleuve en poésie c’est vivre avec ce virus dont on ne guérit pas. Ce mal qui résiste à toutes les inventions, à tous les remèdes et autorise « l’ instant d’un tour de lune », ce temps arraché par la force des choses à tous les savants du monde. Et la poète devra affronter, par la même occasion, tous les imprévus : les violences quotidiennes, ce cauchemar aux yeux de chat noir, toutes les angoisses afin qu’apparaissent enfin les beautés du monde : « Maintenant, regarde autour de toi… / Tant de merveilles à contempler / Reposent sous tes yeux, pour toi. » (p.37) Puis il y a l’amour du fleuve Wouri semé au fil des pages et des mots, à force de souvenirs heureux et de rêves enchantés. Mais l’amour est, de toute évidence, ce lien universel omniprésent dans le temps et dans l’espace. Ce lien qui donne sa force à chaque lieu habité, par-delà « enfer » et « Éden ». Et la « Wourienne » ne manque pas d’humour. Elle se délecte de jeux de mots, raconte des anecdotes comme pour mieux fleurir les haltes improvisées au cours du voyage chaque jour renouvelé.
Angèle Bassolé-Ouédraogo, éditrice et chercheure associée à l’Institut d’études des femmes de l’Université d’Ottawa, marque de ses mots une autre étape (3) de son chant ponctué de mémoire mais aussi d’exhortation à « vivre debout », « Aux carrefours des malheurs africains » (p. 11), dans une Afrique qui semble abonnée aux violences politiques et sociales. L’Afrique évoquée ici est celle si peu rationnelle et si complexe des calculs politiques et des bons plans venant de tous horizons. C’est l’Afrique des événements qui tuent moralement et symboliquement toutes celles et ceux qui entreprennent le voyage vers la quête du sens. Les Porteuses d’Afrique est donc un texte poétique au long cours où le point d’exclamation, d’une page à l’autre, indique le chemin de l’action des femmes, d’hier à aujourd’hui. Ce chant pour mémoire déclame les noms des femmes illustres, « mères-courages », ancêtres, reines, mères multiples, parfois oubliées de l’histoire et pourtant habitant nos mémoires. De l’ouest à l’est de l’Afrique en passant par le centre, du Sahel au Kilimandjaro, leurs victoires « Contre le silence et l’oppression » sont revisitées. Écrire « Les pages de vos victoires » (p.21). C’est magnifier la résistance des « mères » à toute épreuve. C’est reconnaître qu’elles restent des points de repères incontournables. C’est aussi rappeler que l’air de ce jour n’est pas ce qu’il devrait être « Au crépuscules des démocraties dévorantes » (p.11). En outre, par sa forme, ce chant pourrait s’accompagner de plusieurs instruments – car le mot « parole » a tous les droits- comme dans une poésie traditionnelle où la généalogie et l’éloge des anciens (ici des anciennes) constituent l’essentiel du chant. Les notes à la fin du livre en disent long sur l’ancrage historique mais aussi culturel du texte. Mais le présent n’est jamais oublié. Le présent dialogue avec le passé afin que les noms des mères – courages, « porteuses d’Afriques », restent gravés dans nos mémoires. Des strophes entières sont traduites en mooré, langue du Burkina Faso, l’une des langues parlées par la poète qui voyage parmi ses identités plurielles…
Ces voyages par les mots et dans les mots nous collent à la peau. Ils nous font vivre à pleins poumons. Ils nous permettent de respirer même quand l’humeur du monde est exécrable et que les relations humaines sont loin d’être apaisées. Finalement, la venue à l’écriture est une aventure exaltante, pourvu que l’on tienne le coup face aux manigances du monde de la marchandise qui nous attendent au détour de chaque ruelle imprévue…

1. Frontière du jour, (nouvelles) Bordeaux, Ana Éditions, 2004 ; Le regard de la source (roman), Bordeaux, Ana Éditions, 2005.
2. La vie au fil des mots, Éditions Afridic, 2003 ; Sonjé Yo (Souvenez-vous d’eux), Idom Éditions ; 2004. En poésie la vie, La Société des Écrivains, 2006.
3. Avec tes mots, Ottawa / Ouagadougou, Malaïka / Sankoka, 2003 ; Burkina Blues, Montréal, Éditions Humanitas, 2000 ; Sahéliennes, Ottawa, Les Éditions L’Interligne,2006.
Kouméalo Anaté, L’écrit du silence (2001) réédition Marseille, Les Belles Pages, 2006, 72 pages.
Ozoua, je m’en vais, Éditions Unis Vers, 2007, 46 pages.
Jeanne-Louise Djanga, Au fil du Wouri, Paris, L’harmattan, 2007, 85 pages.
Angèle Bassolé-Ouédraogo, Les porteuses d’Afrique, Ottawa, Les Éditions L’interligne, 2007, 63 pages///Article N° : 7409

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