Tshisuaka, le talent discret de la BD congolaise

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Moins connu que ses compatriotes – Barly Baruti, Thembo Kash et Hallain Paluku* – le dessinateur Albert Tshisuaka dit Tshitshi, gagnerait à être reconnu. Dessinateur de Les joyaux du pacifique chez Joker (2007), scénarisé par Pascal Laye, il a un parcours représentatif de cette génération d’auteurs qui ont dû quitter leur Congo natal pour s’installer en Europe. Retour sur l’itinéraire de ce bédéiste discret et talentueux.

Né à Kinshasa en 1957, d’une famille originaire du Kasaï oriental, Albert Tshisuaka est, comme Kash et Paluku, le produit de l’Académie des Beaux Arts de sa ville natale.
Sa jeunesse se déroule durant les années 70, une époque bénie pour la bande dessinée congolaise avec, en particulier le succès de la revue Jeune pour jeunes lancée en 1965 par les jeunes Achille Flor Ngoyi (1) et Freddy Mulongo, accompagnés du dessinateur Denis Boyau. Lancée sous le nom de Gento Oye, Jeunes pour jeunes deviendra Kake dans les années 70. Cette revue « peut être considérée comme la première revue de BD locale à connaître un succès énorme. Elle était diffusée sur toute l’étendue de la République et dans certains pays limitrophes. (2) ». Par son influence et son impact, auxquels il faudrait associer la toute première revue congolaise pour la jeunesse : Antilope (qui deviendra par la suite Sambole à l’époque mobutiste), elle participe au dynamisme extraordinaire du milieu de la BD congolaise. Car Albert Tshisuaka et les autres bédéistes de sa génération ont été influencés par les différentes séries de Jeunes pour jeunes : Apolosa ou Sinatra, soit pour s’en inspirer, soit comme pour Barly Baruti pour prendre ses distances : « À l’époque Jeunes pour jeunes existait déjà mais je voulais m’en démarquer, faire quelque chose qui soit bien à moi. (3) »
Après avoir obtenu son Diplôme d’État en 1980, Tshisuaka exerce des petits boulots durant cinq ans, tout en réalisant ses premières planches en autodidacte. Il rentre ensuite à l’Académie en option peinture d’où il sort diplômé à la fin des années 80.
À la même époque, il commence à gagner sa vie en réalisant des illustrations de livres scolaires pour le Ministère de l’Éducation nationale. Puis, de 1989 à 1995, il est engagé dans une société de textile Utexafrica comme créateur de motifs. Son parcours est représentatif de celui des dessinateurs de cette époque qui ne pouvaient pas vivre de leurs travaux. Barly Baruti, qui est de la même génération que Tshitshi (4), a également travaillé à la création des motifs textiles pour la Société Textile de Kisangani (SOTEXKI).
Parallèlement à son travail, Tshisuaka continue à dessiner et produit quelques caricatures dans la presse congolaise qui, avec la vague de démocratisation du début des années 90, se développe dans la capitale. Il œuvre en particulier dans le journal Forum des as (5) et publie ses premières histoires dans BD Afrique, la revue de Mongo Sissé Awai qui donna leur première chance à de nombreux dessinateurs.
En 1996, lors d’une opération de promotion de la bande dessinée congolaise par le Centre Wallonie – Bruxelles, Albert Thisuaka participe à l’ouvrage collectif Le retour du crayon noir dans lequel on retrouve toute la nouvelle génération des bédéistes congolais : « Animé par deux professionnels de la BD belge, Stephen Desberg et Joan de Moor, l’atelier réunissait six dessinateurs congolais (Thembo Kash, Kazoloko, Luba Ntolila, Pat Masioni, Fifi Mukuna et Tshitshi) qui réalisèrent des courts récits découpés en trois planches de BD, chacune des histoires étant précédée d’une page de présentation de l’auteur. (6) ». Cet album collectif était le fruit d’un stage encadré par Stephan Desberg (7) et Johan De Moor (8) et constituait une sorte de révélateur des artistes congolais de l’époque. Quatre d’entre eux (Kash, Masioni, Mukuna, Tshitshi) font maintenant carrière en Europe et Luba Ntolila multiplie localement les albums didactiques pour les ONG.
En 1996, Tshitshi émigre en Europe où il fait une demande d’asile politique. Il participe à l’exposition Black Ladies qui tourne en Belgique durant quelques mois.
En 1999 il entre à l’Académie de Charleroi en section sculpture. Pour vivre, il mène différentes activités jamais très éloignées de son univers d’origine : décoration de vitrines de magasin, fresques murales, décorations d’intérieur. En parallèle, Tshisuaka continue à effectuer des travaux personnels dans la bande dessinée et à répondre à quelques commandes. C’est le cas pour l’Agenda interculturel du Centre bruxellois d’Action Interculturelle (C.B.A.I.) pour lequel il crée une histoire en quatre planches, Boomerang (9) mais également pour la revue Défi sud où il dessine deux histoires courtes de quatreplanches : win for life et Arrestation immédiate. En 2001, il participe au lancement de Sagafrica, revue bimensuelle qui ne publiera que deux numéros.
Il participe également à plusieurs projets. En particulier, un album Le retour du castor dans Wallonie pour l’association Les rangers, mais aussi La vengeance au bout des bras, une commande du journaliste belge Eddy Piron de Radio nostalgie (Charleroi) qui en assurait le scénario. Ces deux albums ne seront malheureusement jamais publiés.
En 2004, il remporte le Prix Africa e Mediterraneo 2003-2004 avec 4 planches intitulées La double pénalité. Ce prix lui permettra de participer à l’exposition Les bulles d’Afrique qui tournera dans toute l’Europe la même année. Enfin, il participe avec d’autres congolais comme Alain Mata ou Alix Fuilu, au N°3 du collectif Afrobulles, en 2004 où il dessine une histoire sans doute puisée de son vécu personnel : Mémoire d’un sans papier.
En 2003, il se rend à Angoulême avec des travaux personnels pour prendre contact avec la maison Glénat, mais son projet qui visait le magazine Vécu n’aboutit pas, celui-ci cessant de paraître.
Il y rencontre tout de même Thierry Taburiaux des éditions Joker qui lui proposera des planches dans la série Blagues coquines. Il commencera à travailler pour le tome 13 de cette série (sorti en octobre 2004) et continuera par la suite jusqu’au tome 20 (sorti en novembre 2007). Parallèlement, il dessine les deux volumes d’une publication issue de la même veine que blagues coquines : Sous le pavé, la blague (en 2005 et 2006). Il fait alors partie des dessinateurs dits « érotiques » de la maison : Di Sano, Lesca, Widenlocher, Barzi, Gursel, etc., récemment rejoints pour le tome 20 par le Congolais Pat Mombili (10). Tshitshi trouvera peu à peu ses marques graphiques au sein du travail de groupe qui fera évoluer son dessin. Cette collaboration lui aura permis de participer au festival d’Angoulême à deux reprises en tant qu’auteur en 2005 et 2006.
Entre-temps, Tshitshi s’est tourné vers le dessin réaliste avec un album scénarisé par Pascal Laye, qui adapte avec beaucoup de rythme une histoire extraite du recueil Anicroches de Jacques Saussey. Le premier tome, Les joyaux du Pacifique, sorti dans la collection Horizon, a été présenté à Angoulême en 2007. « Un travail de fou, tant il faut se documenter, faire des dizaines de croquis pour trouver le bon dessin, l’encrage, le coloriage… Il faut vraiment être passionné » déclarait-il déjà en 2002 (11). Situé au dix-huitième siècle, il s’agit d’un récit de pirates à la morale convenue dont Tshitshi restitue l’ambiance moite par un dessin sobre et lisible.
Les planches originales de cet album ont été exposées lors de la saison culturelle 2007, Place de la diversité à Charleroi où l’auteur a animé un stage. Cet album, son premier individuel en Europe aurait pu être le début de la sortie du tunnel pour cet artiste qui avouait, un peu découragé, en 2000 : « Pour les artistes africains, il est très difficile d’exercer en Occident (12). » Malheureusement, ce projet qui devait comporter trois albums n’ira pas au-delà du premier tome, malgré la préparation du tome 2, Les Quelques petites tâches de sang avec le même scénariste.
En attendant, ce père de quatre enfants fait de la décoration interne dans des restaurants et travaille comme animateur social au sein d’une structure municipale de Charleroi où il apporte sa créativité à plusieurs projets dédier aux jeunes.
Le constat peut paraître amer pour ce professionnel du dessin qui, douze années après son arrivée en Europe, ne compte qu’un album individuel à son actif et quelques albums collectifs malgré un talent graphique « classique » incontestable. Même avec un statut précaire et une situation familiale difficile (13), les bédéistes africains trouvent en Europe plus d’opportunités que dans leur pays où, seuls, quelques revues satiriques et travaux d’ONG viennent combler l’absence de production locale de bandes dessinées. Le parcours de Tshisuaka est très emblématique des difficultés des bédéistes africains souvent contraints à s’exiler en Europe pour s’exprimer. Mais tant qu’en Afrique il y aura des bédéistes sans BD, l’Europe restera un eldorado, même illusoire, pour la majorité d’entre eux.

(1) Qui, de nos jours, écrit en argot, sous le nom de Achille Ngoy, des romans policiers se déroulant dans les milieux africains de la capitale : Agence Black Bafoussa (1996), Sorcellerie à bout portant (1998), Ballet noir à Château- Rouge (2001), tous dans la Série noire, chez Gallimard.
(2) Hilaire Mbiye, Bulles et cases congolaises De Mbumbulu à Mfumu’Eto : http://www.talatala.cd/spip.php?article55
(3) Entretien avec Barly Baruti, Notre librairie, N°145, juillet – septembre 2001, p. 95.
(4) Barly est né deux ans après, en 1959.
(5) Toujours actif, bien que sa parution soit devenue irrégulière.
(6) Alain Brezault, Les albums collectifs : //africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=6908
(7) Scénariste de la série Jimmy Tousseul qui se déroule dans le Congo post colonial.
(8) Fils du dessinateur Bob De Moor, Johan De Moor est l’auteur (avec Desberg) de la série La vache.
(9) Agenda interculturel du C.B.A.I, Septembre 2002.
(10) De façon très originale, Joker T & P compte plusieurs dessinateurs congolais dans ses rangs, en particulier Hallain Paluku qui y sortira un album en septembre prochain. Comme le confirme Thierry Taburiaux, responsable de cette maison d’édition : « je suis le plus congolais des éditeurs belges » (Kin Label, N°1, à paraître).
(11) Agenda interculturel du C.B.A.I, Op. Cit.
(12) Défis sud, N°42, juin – juillet 2 000.
(13) Albert Thsisuaka a finalement obtenu une carte de résident pour une période de 5 années renouvelables, sa famille est toujours à Kinshasa.
*En 2007, Barly Baruti, clôturait, avec son tome 7, la série des Mandrill, Thembo Kash, entamait une collaboration avec André Paul Duchateau sur Vanity, Hallain Paluku auteur du superbe Missy, dessinait le tome 1 de Rugbill///Article N° : 7510

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