Seychelles, la BD du bout du monde

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Malgré la rareté des librairies et l’absence d’éditeurs privés qui freinent le développement de la production éditoriale aux Seychelles, la bande dessinée parvient à s’imposer dans l’archipel.

Indépendante depuis 1976, L’archipel des Seychelles ne compte aucune maison d’édition privée. Cette particularité est liée à plusieurs facteurs, en particulier à l’histoire de ce jeune pays. Celui-ci est en effet officiellement marxiste depuis 1977, ce qui a eu pour conséquence de freiner les initiatives individuelles en terme de création d’entreprises. Même si le régime en place s’est beaucoup libéralisé sur le plan économique depuis quelques années, la faiblesse de la population (83 000 habitants), l’insularité (4 îles habitées sur 115 recensées) et la rareté des librairies rendent problématiques tout développement de la production éditoriale. Depuis 1986, le seul moyen de se faire éditer est le recours à l’Institut créole qui a pour vocation spécifique le développement du créole seychellois (seselwa) et non l’édition proprement dite. Seul État avec Haïti où le créole est langue officielle, le pays est officiellement trilingue et met le seselwa à la première place dans la constitution (avec par ordre décroissant d’importance l’anglais et le français). De fait, phénomène quasi unique en Afrique, L’archipel des Seychelles pratique une politique résolument offensive de soutien à sa langue, considérée comme patrimoine national.
Depuis sa création, Lenstiti kreol a publié environ 80 ouvrages, tous en créole. Fort de sa mission de constituer un corpus en créole seychellois et travaillant de concert avec le Ministère de l’éducation nationale, la majorité de son catalogue est constituée d’œuvres pour enfants : contes, poèmes, ouvrages illustrés ou histoires à lire, leur permettant de lire dans leur langue maternelle. À l’exception de quelques romans pour adolescents, le niveau de lecture dépasse rarement l’âge de 11 ans, ce qui correspond aux quatre premières années d’enseignement où le seselwa est le médium principal d’enseignement avant de basculer progressivement vers l’anglais. Étrangement, la bande dessinée est un support qui n’a quasiment pas été abordé par l’Institut ni par son prédécesseur en charge de l’édition qu’était la Bibliothèque Nationale.
Le seul exemple se situe en 1981 où, soutenu par l’ACCT, une bande dessinée en créole, « Tizan, Zann ek loulou » fut éditée. Cet ouvrage pédagogique était conçu et réalisé par Paul Yerbic à partir de contes et légendes seychellois et servait à l’enseignement du créole dans les écoles et auprès des adultes. En dehors de ce cas, l’Institut créole ou le Ministère de l’Éducation n’ont utilisé la Bd qu’en de rares occasions et uniquement pour les revues. Dans chaque édition du mardi du Seychelles Nation (principal organe de presse du pays, majoritairement en anglais), Lenstiti kreol édite un strip de trois cases intitulé « Laventir Milor » en langue créole, série de petites historiettes pour les enfants, destinées à amuser tout en maintenant leur connaissance du créole écrit. Quelques années plus tôt, le recours à la BD à des fins pédagogiques avait déjà été utilisé par Colette Gillieaux dans la revue Koksinel (1) qui a duré près de dix ans (1990 – 2 000) et où la série Cynthia the Spider dessinée par Alma Dodin paraissait dans chaque numéro du début des années 90, en anglais, cette fois-ci.
Les quelques autres productions du 9e art sont, pour l’essentiel, le produit d’initiatives individuelles.
En 2006, Peter Marc Lalande sortait à La Réunion un ouvrage avec le soutien d’une association de Saint Denis, ARS Terres Créoles : Humour naturel, vol. 1 : « Poissons, couleuvres et tortues. » (ISBN 2-908578-65-4). Le second tome est en préparation : « Rats, escargots et abeilles« . Il sera également édité par ARS Terres créoles. Peter Lalande a également une autre maquette intitulée « Rions de nous » qu’il essaie de faire éditer et travaille en parallèle sur un ouvrage intitulé « Dieu a de l’humour » qui devrait sortir dans le courant de l’année 2008, grâce à l’appui de Seychelles bible society. Quelque temps auparavant, Lalande avait sorti en édition locale et en langue anglaise un ouvrage intitulé Zak The garbage affair, grâce à des soutiens privés. Conscient de son isolement, Peter est avide de contacts et d’échanges et participe régulièrement aux stages organisés à Maurice. Un autre auteur connu est le peintre Raymond Du Buisson, qui, sous le nom de Ray, avait publié un recueil de sketchs d’une page, en anglais : « The lighter side of paradise« . Cet album fut suivi en 2007 par le second tome : « The lighter side of paradise II » (ISBN 99931-76-00-1) que l’on peut trouver dans les librairies de l’autre grand pays créolophone de la région : l’Île Maurice.
À la différence de son homologue catholique longtemps réticente, l’église anglicane seychelloise (10 % de la population) a rapidement vu d’un bon œil l’utilisation du seselwa lors des offices et des prêches. En 1990, le diocèse anglican a donc adapté en créole une série de 4 bandes dessinées inspirées de la Bible et publiée en Angleterre, Seri Parabol zezi an karikatir. Cette série fut durant longtemps l’un des principaux supports de catéchisme pour les jeunes seychellois de cette religion.
Religion, histoire pour les enfants, humour… À la différence de la plupart des autres pays créolophones, la BD n’aborde aucun sujet sensible ou irrévérencieux sur le pan politique ou social. Ce terrain est plutôt réservé à quelques caricaturistes comme André Mc Gaw et Percy Ah-Man qui, au début des années 90, ont abordé ces thèmes, chacun dans leur genre : sur un style plus naïf pour le premier, plus politique pour le second, dans des journaux du pays.
Au final, le bilan n’est pas complètement négligeable : malgré une clientèle potentiellement réduite, un certain isolement géographique, le 9e art seychellois produit autant d’ouvrages que bien d’autres pays d’Afrique beaucoup plus peuplés. Le cas seychellois est bien la démonstration qu’un environnement porteur est nécessaire pour faire éclore un courant artistique, bande dessinée comprise. Ce « miracle » tient sans doute aux conditions économiques (le revenu par habitant aux Seychelles est l’un des plus élevés d’Afrique) et à la stabilité politique de l’archipel. Quand on ne rajoute pas des obstacles politiques ou matériels aux conditions du marché, il est donc possible de voir apparaître des initiatives individuelles. Les créateurs, auxquels sont assurées des conditions de vie décentes par ailleurs (2), peuvent alors produire en toute quiétude, même s’il s’agit d’auto édition et que les possibilités de diffusion sont limitées. Les bédéistes « du bout du monde » sont en effet comme tous les artistes de l’univers : ce qu’ils veulent, c’est produire et s’exprimer !

(1) Cf. L’interview de Colette Gilieaux sur le site d’Africultures : (//africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=7462)
(2) Peter Lalande, par exemple, est directeur des Archives Nationales. »
///Article N° : 7600

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