Un ovni éditorial en Namibie
Christophe Cassiau-Haurie
Il existe peu d'albums de BD édités en Afrique australe. Il ne s'agit pas forcément d'un problème d'ordre économique mais plutôt culturel. Dans cette partie du monde d'influence anglo-saxonne, le médium majeur du 9ème art reste les revues et autres journaux d'informations générales qui proposent régulièrement des strips et des planches à leurs lecteurs.
C'est donc avec un réel plaisir que l'on accueille Bulletproof de Erik Schnack, première bande dessinée namibienne. Jusque là, seuls quelques dessinateurs-caricaturistes, comme Dudley Vial ou Ndeshi étaient reconnus.
Erik Schnack, est l'un des rares artistes émergents de cette jeune république indépendante depuis 1990. Diplômé des Beaux-arts de l'université du Cap en 1993, cet artiste éclectique a reçu plusieurs prix nationaux pour des films d'animation réalisés par ses soins. Travaillant également la sculpture, il mène une active carrière de plasticien. Il a déjà fait une incursion dans le domaine du 9ème art, publiant, en 2007, Bunny drag dans une revue nommée Mwati, créée par des poètes, écrivains, cinéastes et photographes.
Bulletproof fait référence à un épisode précis de la vie de Schnack. À la fin des années 80, alors que la Namibie était encore sous la dépendance de son voisin sud-africain, Schnack fut enrôlé comme jeune appelé du contingent dans l'armée sud africaine (South African Defence Force) et expédié à la frontière angolaise. L'Angola était à l'époque sous un régime communiste, dominé par la personnalité du président Dos Santos (toujours au pouvoir), alors soutenu par les Soviétiques. Car, c'est bien la géopolitique qui explique le fait que la Namibie ait été la dernière colonie africaine, les Américains la préférant sous l'orbite sud-africain, aussi détestable soit-il, que tombant entre les mains d'un régime communiste. La chute du mur de Berlin fera sauter ce verrou et permettra la mise en œuvre l'année suivante de la résolution 435 (votée en 1979), qui prévoyait l'indépendance de la Namibie. Dès 1989, à l'annonce de la future indépendance de leur pays, les conscrits namibiens refusèrent de continuer à porter l'uniforme de l'Afrique du Sud, pays qui n'avait jamais été le leur. Schnack raconte l'histoire de l'un d'entre eux, Hansie. Au départ peu doué pour la vie militaire, il est la risée de ses camarades et la tête de turc des officiers. Peu à peu, sous la pression, complètement endoctriné, il deviendra une machine de guerre, une implacable bête à tuer, l'une des plus efficaces de l'armée. Devenu à moitié fou, il finira par retourner son arme contre ses camarades avant de se suicider.
La lecture de Bulletproof (que l'on pourrait traduire par l'expression : "à l'épreuve des balles") ne peut évidemment pas être détachée de son contexte. On l'oublie souvent, mais l'apartheid ne concerna pas uniquement la seule Afrique du sud, la Namibie vécut également sous ce régime entre 1959 et 1979. De même cette ancienne colonie allemande fut, en 1904, le théâtre du premier génocide du 20ème siècle avec l'extermination par la soif du peuple hereros regroupé par l'armée allemande dans des camps de concentration.
Tout cela pèse évidemment sur l'inconscient collectif et sur les relations entre noirs, actuellement au pouvoir, et la minorité blanche (environ 6,5% de la population) très active économiquement et dont Erik Schnack est issu. Le sujet qu'il aborde dans son album relève de l'Histoire récente pas encore digérée par tout le monde. Le fait qu'il ait été lancé au Franco Namibian Cultural Centre (FNCC) ne relève évidemment pas du hasard, ce lieu très vivant, ayant la réputation d'être un espace culturel où les choses qui s'y déroulent ne pourraient avoir lieu ailleurs… Mais tout cela ne doit pas cacher l'incontestable qualité graphique de ce bel album grand-format (34 cm sur 24) en noir et blanc. Erik Schnack a mis 18 mois pour le dessiner entièrement à la main avec un stylo japonais noir inkgel. Le résultat, tout en contraste, est brillant et l'ensemble dégage une atmosphère inquiétante. L'auteur y caricature les expressions du visage, au détriment parfois du réalisme, mais le rendu est saisissant de vérité.
Peut-on y voir pour autant, la naissance d'un courant d'un 9ème art propre à la Namibie, à l'image de ce qui se fait en Afrique du Sud ? Rien n'est moins sûr. Auto-publié, Bulletproof a été tiré à 1000 exemplaires et ne sera vendu (au prix de 100 N$, ou 10 €, soit la fourchette moyenne pour un livre en Namibie) que dans quelques points de vente de la capitale : au FNCC, à la National Art Gallery of Namibia, au Studio 77 (studio photo d'un photographe angolais et espace culturel alternatif), à deux librairies de Windhoek, dont la librairie Book Den (la plus grosse du pays).
La situation des librairies n'est pas très bonne dans le pays : absence de réseau de diffusion, concentration des lieux de diffusion sur Windhoek, omniprésence des librairies religieuses et surtout un quasi-monopole de l'éditeur britannique Gamsberg et McMillan en termes d'offre éditoriale.
Bulletproof a pourtant rencontré un certain succès d'estime, puisque l'auteur a pu vendre 148 exemplaires lors de la soirée de lancement. Mais le problème de la diffusion va très vite se poser pour cet objet qui passe pour un ovni auprès des professionnels du livre, peu habitués à écouler ce type de production.
Si cette BD fait sens dans le pays, il n'est pas certain qu'elle sera réellement exportable en dehors des frontières, en particulier du fait du langage utilisé qui est un mélange d'anglais et d'afrikaans, langue la plus pratiquée en Namibie, en particulier par les "colored". C'est d'ailleurs la langue utilisée par les bédéistes du groupe Bitterkomix qui ont fait l'objet d'une exposition au dernier festival d'Angoulême. Elle reste cependant peu compréhensible pour les étrangers et le recours au petit lexique en fin de volume en rend la lecture malaisée.
Enfin, si cette plongée dans l'histoire douloureuse de ce pays était sans doute nécessaire pour les générations futures, elle n'est pas forcément accessible aux non-initiés.
Néanmoins, n'allons pas bouder notre plaisir. Les Bd engagées en Afrique sont tellement rares, et celle-ci est réellement de bonne facture.
Espérons qu'il y aura une suite à ce premier album….