Le marché du livre est souvent présenté comme sinistré sur le continent africain. En dehors du marché scolaire, le livre est considéré comme un luxe et se vend mal. Pourtant, il existe des éditeurs qui se battent pour faire vivre leurs productions et tenter de survivre dans un contexte économique défavorable. Face aux difficultés structurelles qu'ils rencontrent, ils sont souvent obligés de rivaliser d'ingéniosité. Marie Michèle Razafintsalma, responsable des éditions Prediff - jeunes malgaches revient sur son (courageux) parcours, après 6 années d'activités. Quand la foi soulève des montagnes…
Pouvez-vous nous parler des titres que vous avez dans votre catalogue ?
Nos livres sont spécialisés jeunesse. Nous publions en malgache, en bilingue français/malgache et en français. Nous essayons de réveiller les contes traditionnels ignorés des enfants d'aujourd'hui puisque les anciens livres n'existent plus et beaucoup de contes n'ont jamais été édités. Nous publions aussi des histoires contemporaines qui concernent les enfants d'aujourd'hui. Nous utilisons des illustrations typiquement malgaches pour que les enfants se reconnaissent dans ce qu'ils lisent, et toujours en couleur pour les attirer.
Quel est votre bilan en matière de diffusion ?
Après quatre ans d'activité, la maison d'édition enregistre des résultats très positifs. La première année a été très dure, car il fallait créer plusieurs réseaux de diffusion, étant donné qu'il n'y a pas de distributeur de livres à Madagascar. La diffusion par le réseau des libraires est très faible, car il est très difficile de travailler avec les librairies en province. Actuellement, nous travaillons de plus en plus avec les associations internationales et locales et nos livres commencent à être bien connus. Nous travaillons aussi avec l'Unicef qui achète régulièrement des livres pour la petite enfance et le primaire. Nos livres sont en vente dans quelques librairies à l'extérieur et avec les achats directs via notre site web, nos chiffres en export montent d'année en année. L'Allliance Internationale des Editeurs Indépendants distribue aussi nos livres en France.
Quel est votre titre le plus populaire ?
Le meilleur titre est notre première publication, "Maria Vakansy any Alaotra". C'est une histoire contemporaine courte, en malgache et bien illustrée en couleur. Il est le plus diffusé actuellement et les enfants aiment bien le lire. Beaucoup d'enfants se reconnaissent dans ce livre et des émotions fortes se ressentent à chaque rencontre avec les classes. Il a été sélectionné par le Ministère de l'Education Nationale en 2007, pour la mise en place d'une bibliothèque minimale dans toutes les écoles malgaches, publiques et privées. L'Unicef l'avait aussi commandé pour leur programme. Il est aussi dans 240 bibliothèques rurales. Nous en sommes à sa 4è édition actuellement.
Pouvez vous développer la philosophie du projet Bobiko ?
Le Projet Bokiko était un projet initié en 2006 regroupant des éditeurs malgaches, la diaspora malgache en France et des associations partenaires en France, visant à relancer l'édition et la lecture à Madagascar. Un titre est paru en 2007, "les mésaventures de Milaloza", publié par notre maison d'édition et deux autres titres sont parus en 2008, dont un publié par notre maison d'édition "Soza le pêcheur".
Cela part de quel constat ?
La relance de l'édition part du constat que, si en 1982 (Mémoire de maîtrise de M. José D.Y. Rambinintsoa, 1986), le nombre de titres parus à Madagascar était de 1.549, on devrait retrouver sur le marché 5.000 titres actuellement. Or, il n'en existe que 1.500. Au lieu d'augmenter, l'édition malgache a fortement régressé. Dans cette relance, la diaspora malgache à l'extérieur pourrait être un atout important comme partenaire, consommateur et porteur de message auprès des associations et collectivités travaillant avec Madagascar.
Pourquoi, la littérature pour la jeunesse a-t-elle autant de mal à se développer à Madagascar ?
La littérature jeunesse a bien du mal à se développer à Madagascar parce que le livre de lecture n'a jamais été inclus dans la politique éducative du Ministère de l'Education Nationale jusqu'à maintenant. Il en est de même pour la lecture publique. Les éditeurs de la place se sont donc cantonnés à publier des manuels scolaires et les rares classiques recommandés par les professeurs pour les secondaires. Il ne reste que les associations qui ont un petit budget d'achat de livres pour leur programme et les rares lecteurs des librairies pour consommer la littérature jeunesse. Le malgache n'a plus l'habitude de la lecture et cela aggrave aussi la situation. La mauvaise expérience de la malgachisation dans les années 70 a beaucoup nuit aussi aux livres en malgache. Les gens n'aiment plus lire en malgache car cela dévalorise. Les parents empêchent carrément leurs enfants de lire en malgache. La vente des livres en malgache a chuté considérablement par rapport aux livres en français. Or, paradoxalement, nous constatons que très peu d'auteurs pour la jeunesse écrivent en français. Comme la publication locale était insuffisante, les libraires avaient importé massivement avant 2002 et les malgaches ne consommaient pas les livres édités localement généralement pas très présentables esthétiquement. Les éditeurs locaux hésitent à passer à la couleur de peur d'augmenter le prix du livre et de ne plus trouver acheteur. Le flou au niveau de la politique linguistique a freiné aussi les publications, car les éditeurs ne savent pas trop dans quelle langue éditer. Notre maison d'édition est parmi les maisons qui ont initié les livres en bilingue. Cela permet de toucher toutes les couches sociales et nous constatons une nette augmentation des ventes sur ces livres. Pour se développer, le livre malgache doit être aidé par l'Etat. Or, il n'y a aucune forme de soutien à la promotion du livre au Ministère de la Culture.
Vous semblez être très remontée contre les dons de livres ?
Oui cela désorganise totalement la chaîne puisque les auteurs ne sont pas publiés, les livres ne sont pas consommés et les éditeurs ne peuvent pas éditer, les libraires ne vendent pas assez puisque les gens n'achètent plus. Lors de l'étude que j'ai effectuée en 2007, les gens disaient même qu'ils n'achètent pas parce qu'ils pensent que le livre ne s'achète pas, à force de recevoir des dons. Enfin, les livres inadaptés dissuadent les lecteurs potentiels de fréquenter les bibliothèques. Le don est un fléau qu'il faut éradiquer dans les pays du Sud. Mais heureusement, on a beaucoup avancé avec les plaidoyers qu'on a faits avec l'Alliance Internationale des Editeurs Indépendants.
Votre parcours professionnel comme éditrice en particulier ? Comment financez vous les sorties de vos ouvrages ?
Je n'ai pas eu de formation spécifique à l'édition. L'édition était mon premier projet quand j'ai décidé de créer la société en 1995, mais la période n'était pas favorable en ce temps-là, absence d'imprimerie performante, problème d'importation de matière première et j'ai ouvert une librairie au lieu de faire de l'édition. J'ai par la suite essayé de m'introduire dans le milieu de l'édition malgache et tenté de me rapprocher des professionnels du livre en France, par l'intermédiaire de mes relations dans le milieu de la librairie.
J'ai décidé de démarrer l'édition en octobre 2004, après la dépréciation de la monnaie. J'avais compris alors que l'importation de livres ne pourrait plus être rentable. L'édition a été montée pour sauver la librairie. J'ai publié le premier livre en mars 2005.
Entre-temps, j'ai monté des projets de formation pour me professionnaliser et j'ai aussi demandé des subventions au Service Culturel français de l'Ambassade de France à Antananarivo pour suivre des rencontres professionnelles et participer à des salons spécialisés en France.
Parallèlement, je me suis aussi mise à faire une étude sur la situation de l'édition malgache. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait si peu d'édition après une quarantaine d'années. Parmi les blocages au développement du livre figuraient le monopole des manuels scolaires par l'Etat et l'importation massive de dons de livres. Les manuels scolaires étaient financés par les bailleurs de fonds et constituaient un fonds considérable que l'Etat ne voulait pas partager avec les professionnels locaux. La lecture était son dernier souci et il laissait les associations étrangères s'en occuper. Une anarchie s'est installée. Les associations pouvaient donner ce qu'elles voulaient dans les écoles, personne ne surveillait. Les bibliothécaires voyaient que les livres ne correspondaient pas au besoin, mais ils ne pouvaient rien dire et ne refusaient pas non plus les dons. Les bibliothèques étaient devenues des lieux de punition pour les cancres ou juste des lieux pour garder les enfants. Les livres pourrissaient dans les étagères ou quelques fois dans les cartons quand il n'y a pas d'étagère pour les ranger. Les maires des Communes applaudissaient quand une association venait faire des dons, sans se préoccuper si cela répondait vraiment au besoin de la population et les donateurs s'enorgueillissaient d'avoir fait une bonne action. L'édition locale n'avait pas le soutien des libraires puisque les livres n'étaient pas attrayants esthétiquement. De plus, leur prix et leur nombre en terme de titres étant faibles, elle ne pouvait rentabiliser à elle seule la librairie. Avec la dépréciation de la monnaie et afin de permettre la survie des librairies, il fallait donc réagir et faire en sorte de relancer l'édition malgache, sinon toute la chaîne courrait à sa perte. Les débuts de l'édition ont été très durs car il fallait financer seule la première parution. J'ai eu le soutien de mon imprimeur, soutien que j'ai toujours jusqu'à maintenant, qui me donnait une bonne marge pour payer ma facture. J'essayais de chercher des pré-achats avant chaque sortie de livres, pour assurer une partie des ventes. J'ai aussi obtenu une subvention pour l'édition d'un livre de la part du Service culturel français.
Au sujet de votre activité de libraire, pouvez-vous nous en dire plus ?
Ma librairie était spécialisée professionnelle et universitaire au départ. Pour cela, nous n'avions fait que de l'importation puisque ce genre de livres n'est pas édité à Madagascar. C'était une niche très intéressante que les libraires de la place n'avaient pas exploitée. Tout a bien marché jusqu'en 2002 où il a fallu revoir notre stratégie. J'ai commencé à penser à faire de l'édition locale et ai approché des projets ou associations qui finançaient des bibliothèques. C'était aussi une niche que personne n'avait exploitée et j'ai pu avoir beaucoup de parts de marché puisqu'il y avait de réels besoins en livres locaux. J'ai aussi constaté qu'il y avait des besoins en livres pour la jeunesse et qu'il n'y en avait pas assez sur place. J'ai alors décidé de monter ma maison d'édition malgré les difficultés financières que traversaient la société. Je peux dire que l'édition a sauvé ma librairie et que l'édition malgache a un bel avenir devant elle si elle se donne les moyens.
Vous montez également des co-éditions avec les ivoiriens de Eburnie et les béninois de Ruisseaux d'Afrique ?
La coédition avec Ruisseaux d'Afrique et Eburnie est une initiative de l'Alliance Internationale des Editeurs Indépendants. L'Alliance soutient et encourage la coédition pour le partage des coûts et l'amélioration de la diffusion du livre dans le monde. Ruisseaux d'Afrique, l'éditeur leader a travaillé sur une maquette et l'a proposée aux éditeurs lors des Assises des Editeurs Indépendants à Paris en juillet 2007. Ceux qui sont intéressés commandent une quantité. L'éditeur leader dresse le compte d'exploitation du projet et quand les autres valident, il s'occupe de l'impression et de l'acheminement des livres vers les autres co-éditeurs. Après étude du contenu des livres qu'ils avaient proposés, nous avons retenu trois titres que nous avons commandés à 200 exemplaires chacun. Nous payons donc les frais se rapportant à notre commande. Ces livres font partie de la Collection Le Serin, édités en français, et ont été tirés à 3.000 exemplaires par titre. Nous avons reçu nos exemplaires en décembre 2007. Pour la commercialisation, il y a une répartition des zones et notre maison s'occupe de la zone Océan Indien. Nous avons commandé une faible quantité, car nous ne savons pas du tout si les livres allaient se vendre ou pas. Nous avons constaté qu'ils se vendent très bien et nous allons d'ailleurs en recommander.
Comment s'est dérouleé l'année 2009, votre activité a-t-elle subi la crise ?
L'année 2009 a été un cauchemar. Nous avons suspendu les projets d'édition parce que nous ne savions pas du tout ce que le pays allait devenir. Les associations avec lesquelles on travaille ne pouvaient plus travailler. C'était dangereux d'aller en brousse. Il y avait des pillages partout. Heureusement, ils ont pu recommencer à travailler dans la deuxième partie de l'année et nous avons eu quelques commandes. Entre-temps, nous avons aussi été approchés par une association française qui s'appelle OLPC France, issu du projet américain One Laptop Per Child (Un ordinateur, un enfant) qui vise à réduire la fracture numérique entre le Nord et le Sud et notre livre "Maria Vakansy any Alaotra" a été adapté en version numérique et introduit dans les ordinateurs qui sont utilisés par des enfants malgaches dans l'île Nosy Komba dans la région de Nosy Be (1).
Nous avons aussi eu un nouveau partenaire, la Commune Saint-Georges de Reintembault, une petite commune du côté de Rennes, qui nous a repéré grâce à notre site web. Ils financent la fournitures de livres pour 24 écoles primaires et une bibliothèque communale dans la région Alaotra Mangoro. C'est nous qui fournissons les livres. Grâce à ce partenariat, nous allons sortir cinq planches pédagogiques murales pour les écoles. Nous avons crée cette année une collection pour adolescent en français, Ado poche, pour donner des supports à lire aux jeunes et un premier titre est sorti à l'occasion du salon du livre jeunesse de l'océan Indien à l'île de La Réunion, "Antalaha, le 26 juin 1960", de Cyprienne Toazara, que j'ai commandé pour la célébration du cinquantenaire de l'indépendance de Madagascar. Avec cette collection, nous allons monter un programme de rencontres d'auteur dans cinq lycées de la capitale, avec le soutien du Service culturel français. Cyprienne Toazara et Johary Ravaloson participeront à ce programme. Depuis cette année, nos livres sont en vente à la librairie Regard kafé à Mayotte aussi depuis le mois d'octobre et à la librairie Gérard à Saint-Denis de la Réunion.
Enfin, pendant l'année scolaire 2009/2010, avec le partenariat avec l'association Touraine Madagascar, nous avons aussi monté des rencontres dans cinq écoles primaires publiques avec 5 auteurs et nous avons monté une malle de 6 livres qui restait un mois dans chaque école, toujours pour encourager la lecture. Les rencontres se faisaient en malgache et le bilan est très positif. Nous préparons en ce moment la suite de ce programme avec les éditions Tsipika qui prendra le relais pour l'organisation des rencontres. Côté promotion, grâce au partenariat avec l'association La Réunion des Livres de La Réunion, nos livres ont été présents cette année sur le Festival Etonnants voyageurs et le salon du livre d'Ouessant. Avec ces actions de promotion, nous sentons une petite relance et nous espérons que cela va continuer en 2011. Et puis, il y a aussi la création de l'Association des Editeurs de Madagascar (AEdiM) en mars dernier- présidé par les éditions Tsipika - avec laquelle nous avons encore sollicité le Ministère de l'éducation Nationale pour faire passer l'édition scolaire entre les mains des éditeurs malgaches mais je crois que ce ne sera pas encore pour cette année. Beaucoup d'initiatives sont encore possibles.
A titre personnel, depuis mars 2010, j'ai été élu pour deux ans Présidente de l'association Afrilivres, qui regroupe une trentaine d'éditeurs africains francophones, et je mets beaucoup d'espoir dans cette nomination pour améliorer la visibilité de l'édition malgache au côté de l'édition africaine.
Vous ne vous découragez jamais ?
Notre bureau a été cambriolé trois fois aussi l'année dernière et on a perdu des livres. C'est difficile de travailler dans un contexte pareil mais nous n'avons pas le droit de baisser les bras. Nous devons encore faire beaucoup pour les enfants, surtout ceux qui sont dans les zones reculées. J'ai eu l'occasion de visiter une école en pleine forêt pendant les vacances (après 2h de marche depuis l'hôtel où nous étions) et il n'y avait que 8 livres scolaires pour 200 élèves (2) des livres subventionnés par l'Etat en 2003. Les enfants n'ont jamais vu de livres de lecture de leur vie. Des livres scolaires ont été faits en 2005, 2007 et 2008 mais ils ne les ont pas eu. Le Ministère a acheté 20 livres de lecture en 2008 afin de créer une bibliothèque minimale dans toutes les écoles de Madagascar... Où sont passés ces livres ? Généralement, ils restent dans les bureaux des Circonscriptions scolaires de la région et n'atteignent jamais les écoles. 80% des écoles publiques sont dans ce cas. Quelques fois, les livres arrivent un an après leur parution.
Nous devons chercher les moyens de donner les mêmes chances à tous les enfants !
1. Voir article [ici] et la deuxième photo.
2. Voir la première photo à droite.
Entretien réalisé entre août 2009 et novembre 2010 entre Maurice, Erstein et Tananarive par MSN.