Le « chanté-parlé » africain

Print Friendly, PDF & Email

Depuis des siècles, les Africains ont « fait du rap » comme Monsieur Jourdain « faisait de la prose, sans le savoir ». Il existe partout sur le continent des formes traditionnelles qui privilégient la parole rythmée au détriment du chant.

Il est devenu banal de dire que « le rap est d’origine africaine » sans savoir pourquoi ni à quel point. C’est un postulat indiscutable, du seul fait que le rap a été inventé par des Africains-Américains…Hélas, si aux Etats-Unis le rap est roots par définition, en Afrique la plupart des jeunes citadins méconnaissent et méprisent leurs racines musicales à tel point que les débuts du rap africain ont été vraiment pitoyables : au début des années 90, on a vu se pavaner ces piètres imitateurs de leurs lointains cousins – le plus souvent fils de « groteaux » s’affublant des oripeaux de cette mode comme de toutes les autres, croyant qu’il suffit pour se dire rapper de porter sa casquette à l’envers, de transpirer sous une doudoune à 40°, de copier note pour note les tubes de MTV à l’ombre de l’antenne parabolique paternelle, tout en sirotant un coca bien glacé…
C’est à la même époque que mon ami Akoué Ebo Joseph (paix à son âme) fut assassiné près de Bitam (Gabon) sans avoir jamais pu enregistrer la cassette de ses rêves dans son pays natal, le Cameroun. Akoué Ebo était un des derniers mvet bom de la région. Il interprétait avec une rage et une verve intarissables ce chant épique des Fang (adopté par toutes les ethnies voisines) en s’accompagnant sur sa merveilleuse cithare de raphia, entouré de sa famille aux percussions. Conteurs autant que musiciens, les mvet bom vont de village en village pour apprendre aux gens, et surtout aux jeunes l’histoire de leurs ancêtres, mais aussi la méfiance à l’égard des méfaits de la colonisation et plus encore des tares et corruptions de la société actuelle. Akoué Ebo squattait avec les siens une jolie clairière où il jardinait amoureusement sa plantation de cacao entre ses « tournées de mvet », qui lui permettaient de dénoncer les travaux forcés et la dictature des compagnies forestières.
Interné pour cela, il s’était évadé en démolissant le toit de tôle de sa geôle. Personne ne sait par qui ni pourquoi il a été tué.
Le mvet bom d’Afrique centrale est un homme libre. Il n’appartient pas à une caste, contrairement aux griots d’Afrique de l’Ouest qui, malgré leur extraordinaire adaptation à la société moderne, subissent encore le poids d’une société féodale les asservissant aux « nobles ». Pourtant il y a entre le mvet bom et le griot un point commun fondamental : ils « rappent ». Ils sont les maîtres de la parole et de la musique à la fois. Dans la langue mandingue (bambara, dioula, malinké) c’est le même mot fola qui désigne en même temps celui qui chante, récite et joue d’un instrument.
On dit du meilleur mvet bom pour le flatter qu’il est « dangereux », car son statut le définit comme un marginal, libre de dire ce qu’il veut sur n’importe qui, et de critiquer la société comme il lui plaît. Quant au griot, il est théoriquement payé par son maître qui ne peut rien lui refuser, sauf la main de sa fille. Après les salutations, il peut lui dire impunément tout ce qui lui passe par la tête, et même l’insulter…
Griot et mvet bom sont donc les « hauts-parleurs » de ces deux sociétés très différentes que sont celle des Bantous de la forêt et des Mandé de la savane (pour reprendre les simplifications des ethnologues). Parleurs plus que chanteurs, car dans les deux cas la mélodie, même si elle existe n’est qu’un ornement, un embellissement de la parole. L’art du griot, comme celui du mvet bom, est avant tout un récitatif et une interpellation.
Tous deux s’expriment dans un « chanté-parlé » qui n’est pas un art exclusivement africain. Le terme (sprechgesang) est allemand : il est né en 1912 avec le Pierrot Lunaire de Schoenberg, oeuvre fondatrice de la musique contemporaine européenne. Quant au style (intermédiaire entre la diction et le chant), on le retrouve dans le monde entier, des cantillations hébraïques ou islamiques aux invocations des chamanes en passant par la saeta (chant de procession du flamenco) et les récitatifs des Passions de Bach…
Pourtant, l’Afrique a ceci d’unique qu’on y trouve partout ce « rap » originel sous une forme très libre, individualisée.
Exemple idéal : le début de ce best seller du patrimoine africain qu’est le disque Burundi : Musiques traditionnelles (Ocora). « Tour à tour épique, moralisateur ou humoristique » (dit le livret), ce chant, chuchoté sur un génial accompagnement de cithare comparable aux meilleurs solos de basse funky, pourrait figurer sans problème dans une anthologie du rap contemporaine. On pourrait multiplier à l’infini ce type de référence, des bardes d’Éthiopie aux joueurs d’arc musical boschimans du Botswana…
La principale raison de cette omniprésence du « rap » dans l’Afrique précoloniale n’est pas musicale, mais linguistique. On sait que la plupart des langues africaines sont « polytonales », c’est à dire que chaque syllabe a deux ou trois sens différents selon la « note » sur laquelle elle est dite. Entre la parole et le chant la différence est imperceptible, et donc sachant que le rythme de l’élocution a aussi son rôle à jouer dans le sens de la phrase, tout locuteur africain est un rapper qui s’ignore…
Rêvons un peu : la richesse infinie de toutes ces formes traditionnelles, jusqu’ici méprisées par l’immense majorité des Africains urbains, pourrait un jour donner naissance à un vrai rap africain, finirait par régénérer celui des Africains-Américains (qui tourne en rond depuis longtemps) et de leurs imitateurs serviles, qui préfèrent se mirer dans leur nombril en soignant leur image et en polissant leur discours au gré des exigences du show-business mondial.
Pour moi le vrai « rap africain », celui que j’aime tant écouter dans les quartiers et les villages au cours de mes voyages, n’a rien à voir avec ces petits malins qui font le siège des radios d’Abidjan ou de Libreville en épargnant toujours les dirigeants dans leurs discours et en collant maladroitement leurs vers indigents sur des musiques qui leur sont totalement étrangères.
Mon rap africain, c’est par exemple le tassou, cet art vivant des conteurs populaires de Dakar qui continuent de s’accompagner de leurs tambours, ignorant tout des samplers.
C’est aussi et surtout le zouglou ivoirien, dont la libre parole, scandée sur des rythmes ancestraux et irrésistibles, entretient depuis dix ans toutes les revendications légitimes des étudiants d’Abidjan. Respect ! Les zougloumen sont de vrais rappers, pour le meilleur et pour le pire : ils n’hésitent pas à dire tout haut ce que pensent tout bas les exclus de la société, et en même temps, ils en expriment les pires tares, car leurs meilleurs succès (certains vendent plus de 100 000 cassettes) sont parfois aussi ignoblement racistes, sexistes et homophobes que les pires saloperies du rap afro-américain.
N’empêche que le zouglou, qui commence à fermenter dans toute la « sous-région », réactualisant les rythmes des principales ethnies de la Côte d’Ivoire, jonglant avec le français et les langues locales, préfigure ce que pourrait être un vrai « rap africain », traditionnel et urbain.
Enfin l’Afrique serait fière de ses « rappers », et mon ami Akoué Ebo Joseph, rapper avant l’heure, ne serait pas mort pour rien.

///Article N° : 1008

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire