99 : l’esprit aventureux de Ray Lema

Entretien de Julien Le Gros avec Ray Lema

Print Friendly, PDF & Email

Ne comptez pas sur le pianiste Ray Lema pour « jouer à l’africain ». « 99 », son dernier opus, nous emmène musicalement « dans tous les sens », à l’image du festival éponyme dont il était l’une des têtes d’affiche.

Pourquoi 99 ?
J’ai appelé ça « 99 » parce que c’est le matricule pour un étranger vivant ici en France. Toute personne née en dehors de France, et qui veut s’enregistrer ici se voit donner ce matricule, qu’elle soit française ou pas d’ailleurs.
L’album est musicalement éclectique (afro jazz-rock reggae). C’était un désir de brassage ?
Non. C’est ce que je suis. Aujourd’hui, je ne me sens pas attaché à une ethnie spécifique. J’ai l’impression quand on parle de genres musicaux, moi qui suis d’Afrique, de retrouver les ethnies africaines. Chaque ethnie veut rester dans son groupe ethnique. Moi j’aime beaucoup d’ethnies et de styles. J’aime et je joue du jazz. J’ai travaillé pendant deux ans avec le duo jamaïquain Sly and Robbie à Londres. J’aime le reggae. Je suis un Africain. J’aime beaucoup le rock. J’ai commencé mon apprentissage en musique classique. Dans la musique classique il y a des mouvements, rapides, tristes… J’aime les changements à tout moment. Un album où il n’y a que du reggae, ou que du rock ou que du jazz, au bout d’un moment ça me laisse un peu sur ma faim !
Il y a trois langues : français, anglais et lingala. Pourquoi ?
Ce n’est pas réfléchi Je suis anglophone. Ma femme, la mère de mes enfants est américaine. J’ai vécu aux États-Unis Je suis francophone, lingalaphone. Je parle couramment ces trois langues. J’ai de la famille aux États-Unis, en France, au pays. Je passe de l’une à l’autre langue assez fréquemment.
Comment êtes-vous venu à la musique ?
Je voulais être prêtre. En arrivant au petit séminaire, on nous a fait des tests d’aptitude dans plein de domaines, dont la musique. Il y avait deux instruments là-bas : une guitare et un harmonium. On a trouvé que j’étais assez exceptionnel sur ces deux instruments. Du coup j’ai été collé d’office à l’apprentissage de l’accompagnement des messes. La première musique que j’ai croisée c’est le grégorien. Donc j’ai commencé par apprendre le grégorien et par extension on m’a acheté un piano et mis à la musique classique.
Au début des années 70 vous avez joué avec des gens comme Joseph Kabassélé et Gérard Madiata. Comment avez-vous fait ces rencontres ?
Cela allait de soi. Après avoir quitté le séminaire j’ai été engagé comme guitariste par le chanteur Gérard Kazembé qui se produisait alors dans une boîte de nuit à Kinshasa : l’Afro-Mogambo. Les boîtes de nuit à Kinshasa, à l’époque, c’était pour les expatriés : des Sud-Américains, des Américains, des Européens. Chacun amenait sa musique au chanteur pour que le chanteur lui interprète ça. Ce qui fait qu’on devait jouer des morceaux de jazz, de variété française, des paso doble, toutes les musiques étrangères. C’est cela qui m’a un peu donné ce « mélange dans la tête ». Pendant trois ans, je jouais tout sauf des musiques congolaises. C’était dur. Le travail de boîte de nuit commence à dix heures du soir jusqu’à six heures du matin, tous les jours. J’ai laissé tomber et c’est là que j’ai joué avec les musiciens de la place. J’avais cette possibilité de passer d’un style à l’autre sans problème.
Comment était Kinshasa quand vous l’avez connue dans les années 70 ?
Cela n’a rien à voir avec la ville qu’on me décrit aujourd’hui ! Je n’y suis pas retourné depuis trente-trois ans. Il paraît que c’est devenu une mégalopole énorme de près de dix-huit millions d’habitants. A cette époque, c’était une grande ville mais encore assez bon enfant. Il y avait beaucoup de musique, de fêtes traditionnelles. Le Congo a vraiment une culture musicale. Les naissances et les funérailles sont fêtées par des musiques. Certains rituels sont scandés par des musiques Tout est fêté en musique. Le souvenir le plus marquant pour moi est que, où que vous passiez, il y a toujours de la musique. Il y avait un phénomène des bars, c’est-à-dire des hangars ouverts mais où tous les haut-parleurs sont tournés vers le dehors. Quand vous vous promeniez dans Kinshasa vous entendiez tout le temps de la musique, que ce soit de la musique traditionnelle ou de la rumba.
En 1974, vous avez travaillé avec le ballet national.
J’avais été remarqué par la présidence, qui voulait un ballet pour représenter le Congo. Le problème là-bas c’est qu’il y a deux cent cinquante ethnies. En territoire ça fait quatre fois et demie la France. Comme il y a la forêt, toutes ces ethnies ne sont pas forcément en contact. On m’a donné les moyens de partir à travers le pays faire du recrutement, chercher des artistes. J’étais chef de musique. Il y avait un chef de danse et on avait un directeur général au-dessus.
Plus tard, vous avez eu la possibilité de tourner aux États-Unis.
C’était à la fin des années 70. J’étais invité par la Rockfeller Foundation à faire une tournée avec deux de mes musiciens : un batteur et un bassiste. A la fin de cette tournée, à l’aéroport, au moment de reprendre l’avion, il y a quelque chose qui a craqué en moi. J’ai laissé repartir mes musiciens ! Je suis resté deux ans aux États-Unis. Mais je trouvais les États-Unis un peu décentrés. C’est un pays autosuffisant. Je voulais entendre parler du monde. En tant que Congolais, presque automatiquement, je suis descendu vers l’ex colonie, la Belgique. C’est là que j’avais encore des amis belges. Mais après un an en Belgique, quand on est un peu agité on en fait le tour et on commence à se cogner au mur ! C’est là que Jean-François Bizot, du journal Actuel, qui avait entendu parler de moi et écouté mon premier disque fait aux États-Unis, a envoyé quelqu’un pour me ramener en France. Je suis resté au château de Jean-François Bizot à Saint-Maur des Fossés. Il m’a dit textuellement : « Tu as un esprit aventureux musicalement qui aiderait beaucoup à faire avancer les musiques du monde. »
Quand vous débarquez à Paris au début des années quatre-vingt quel est le climat musical ?

C’étaient les Salif Keita, les Mory Kanté, les Manu Dibango. C’était les débuts de la découverte par les Européens de la musique africaine. Il fallait beaucoup « jouer à l’Africain ». Personnellement, comme j’ai des albums qui partent dans tous les sens, je n’étais pas considéré comme un bon Africain. Beaucoup de gens m’ont tapé dessus en disant que j’étais un Africain blanchi. Les Africains eux-mêmes trouvaient que je ne sonnais pas assez africain.
En 1982, avec des musiciens originaires du Cameroun, d’Haïti et de Guadeloupe, vous formez le groupe de rock Carma (Central Africa Rock Machine)
Il y a beaucoup de rockers ici. Il y a beaucoup de Français qui aiment le rock. On s’est simplement mis ensemble à cause de notre amour mutuel du rock. On a essayé d’en faire mais ça s’est vite calmé. Un Congolais et du rock ? La rumba congolaise est tellement forte identitairement qu’un Congolais rocker c’était trop dur ! Pour les Congolais je devenais carrément un traître à la patrie. J’ai dû lever le pied assez rapidement. J’étais le meneur du groupe, si bien que c’est sur moi que les coups arrivaient. C’était trop dur. Je ne me sentais pas une mission de guerrier. La musique n’est pas une guerre, donc j’ai levé le pied et on est passé à autre chose.
Un an plus tard sur l’album « Rhythmatist » vous avez travaillé avec Steward Copeland, le batteur du groupe de rock « Police ».
C’était une expérience magnifique. Il avait été attiré par une pièce particulière dans mon premier album qui s’appelle « Koteja ». Cette pièce l’avait fortement interpellé. Il est venu me trouver. Du coup on a fait un disque et toute une tournée.
Comment avez-vous été amené à faire la musique du film « Black mic mac » de Thomas Gilou en 1986 ?
Thomas Gilou est venu me voir. Il avait besoin d’une bande originale. Il m’a donné les images. Je suis compositeur, donc on m’approche beaucoup pour des musiques de théâtre, de films… C’était une musique parmi d’autres. Ce n’est pas le scénariste qui s’adapte aux musiciens mais le musicien qui s’adapte aux images. J’ai eu le scénario et ensuite j’ai eu les images. On m’a projeté au fur et à mesure les images. C’est en partant de ces images que l’on saute dans l’action du film.
Comment voyez-vous l’évolution des problèmes d’immigration en France depuis la période où ce film a été tourné ?
C’est une des raisons pour laquelle j’ai titré cet album « 99 ». En ce moment, j’ai l’impression qu’il y a des crispations identitaires en France. Personnellement, aujourd’hui je suis français. Mais quand je vois ce que la France aime présenter de ses étrangers ou en tout cas de nous autres Africains, je suis un peu surpris. Autant tous les médias qui sont tournés vers l’Afrique sont en train de sauter sur ce disque, autant tous les médias qui sont tournés vers la France et les Français refusent de présenter ce genre de musique pour représenter l’Afrique. Amadou et Mariam ou bien Staff Benda Bilili, les handicapés du Congo, c’est le genre d’images que vous trouvez dans les grands médias français. Au bout d’un moment ça fait étrange ! La musique française s’exporte très mal. Ça ne sort pas vraiment des frontières. Et souvent, quand on invite la France, ce sont des Africains qui représentent la France ! Par exemple au Japon j’ai dû représenter la France. C’est moi qu’ils ont appelé avec une tête d’affiche française. Il fait vraiment de la musique française. Mais là-bas c’est moi qui étais la tête d’affiche et lui qui faisait mon lever de rideau ! Il y a deux ans, c’était l’année de la France au Brésil. Il y a un orchestre symphonique à São Paulo qui depuis vingt ans arrange des musiques populaires sur un langage symphonique. Ils ont demandé à l’ambassade de France les Français qu’ils pouvaient arranger pour la musique symphonique. De nombreux Français ont été envoyés, dont moi. J’ai été retenu. Ici en France, je paye mes taxes en tant que Français Je suis français. Mais en même temps la France est frileuse avec son multiculturalisme. Ce pays préfère devenir une colonie américaine. Quand on regarde la jeune musique française, elle est de plus en plus américanisée au lieu de chercher sa propre identité. La France est multiculturelle elle-même. Au lieu de faire notre mayonnaise personnelle, pour le moment on est en train de faire allégeance aux États-Unis. Si j’écoute la trame musicale des jeunes français ce n’est pas du tout la continuation des grands chanteurs français qui sont en train de disparaître. La nouvelle vague ce sont de plus en plus des gens qui chantent en anglais. Tous les accompagnements derrière, si on enlève la voix, ça pourrait être fait aux États-Unis. C’est ça qui me fait un peu grincer. Je suis très content du mélange multiculturel qu’il y a ici. Dans l’album je fais dire « 99 » dans plein de langues. C’est très riche si l’on veut la France. Si on voulait bien l’assumer, on a de super instrumentistes. Si seulement on avait la volonté de les exposer mieux dans les médias. Les chanteurs vont vers les musiciens, sont même souvent influencés par eux. Forcément on aurait une musique, un son beaucoup plus original et représentatif de ce qui se passe ici.
En 1988, vous avez aussi formé le « Bwana zulu gang nom » un nom de groupe qui sonne très africain… mais qui réunissait des figures de la chanson française : Jacques Higelin, Charlélie Couture, Tom Novembre et Alain Bashung.
Ce sont des chanteurs qui avaient été attirés par le côté d’ouverture qu’ils sentaient en moi. Du coup, on est devenu amis et on s’est dit : « Pourquoi ne pas faire un truc dans lequel chacun amène tranquillement ce qu’il est ? » Nous avions l’impression à ce moment-là que c’est ça que devrait devenir la France. C’était vraiment un rêve qu’on avait. Peut-être que si on commence à pousser ce genre de mélange on pourrait convaincre les Français que ça existe chez eux, qu’on peut devenir un vrai mouvement. Hélas aujourd’hui il y a plus de crispations identitaires que la continuation du Bwana zulu gang !
L’année suivante vous faites venir les chanteuses sud-africaines Mahotellas queens sur l’album « Nangadeef ».
Je les ai carrément poursuivies ! J’ai une admiration pour elles Je suis allé plusieurs fois en Afrique du sud. J’ai constaté que les frictions entre les Noirs et les Blancs sont terriblement violentes là-bas. Du coup, c’est le seul pays africain où les Noirs ont vraiment fait l’effort de garder et utiliser leurs musiques traditionnelles en restant dans le paysage moderne. Il y a du vrai jazz là-bas. Il y a des instrumentistes de haut niveau plus que partout ailleurs en Afrique. Cette manière de moderniser leur tradition m’a tant séduit que je voulais ces femmes-là. Chaque fois qu’elles passaient par Paris je galopais dans tous les sens pour les coincer. Cette fois-là j’ai réussi. C’était un rêve. Depuis lors on est resté bons amis. Je suis allé plusieurs fois en Afrique du Sud. Je compte y retourner souvent.
En 2000, vous avez également eu une expérience avec un autre groupe vocal : les Tyour Gnaoua d’Essaouira.
La mairie de Parisvoulait faire un grand événement au couvent des Cordeliers. Des Gnawas étaient venus. La mairie voulait qu’il y ait un musicien français pour faire une création avec eux. C’est tombé sur moi ! Quand on s’est croisés avec les Gnawas, on est un peu tombé amoureux les uns des autres. Nous avons fait un disque ensemble qui a très bien marché au Maroc. Je suis allé plusieurs fois au festival d’Essaouira. Fin 2010, je les ai enregistrés à Marrakech. J’ai leur prochain album sur mon disque dur. Aujourd’hui, ils me considèrent presque comme un des leurs.
Une autre rencontre marquante, c’est celle en 2002 avec Manu Dibango sur le projet : « Bantu beat ».
C’est mon aîné. Chez nous, on est très respectueux des âges. Je l’appelle toujours : « mon grand » Quand Manu est venu vers les années soixante, il a joué avec des gens comme Kabassélé. C’était une découverte énorme pour nous. Manu est aussi pianiste. Il avait fait quelques morceaux au piano. C’était l’époque des premiers pianos qui jouaient de la musique congolaise. Pour moi qui sortait de l’univers classique, Manu Dibango était le premier à m’éveiller à ce piano. Il avait une manière d’accompagner Kabassélé. Mes disques étaient complètement rayés à force de les jouer, d’essayer de comprendre son doigté. Quand je suis arrivé ici en Occident ça a été naturel pour moi d’aller voir Manu. Au fur et à mesure que le temps passait, il a commencé à apprécier ce que je faisais. C’est un malaise que nous avons en Afrique : quand on parle de musicien, on parle de chanteur. L’instrumentiste africain n’a aucun statut. C’est simplement : le guitariste de… Manu et moi avons un statut assez particulier en tant qu’instrumentistes. Dans le paysage, lui et moi sommes très proches. Un instrumentiste et un chanteur ne tiennent pas du tout le même discours. Ils ne peuvent pas s’asseoir et discuter. Les chanteurs sont des vedettes mais pas l’instrumentiste. Tous les jours je dois faire mes gammes. C’est ça qui nous a rapprochés et on a décidé de faire la route ensemble pendant deux ans. A cause de son calendrier et du mien à un certain moment on est partis chacun de son côté. On n’a pas eu le temps de faire un disque. Nous venons de nous recroiser à Dakar et avons dit qu’il serait quand même prudent d’enregistrer pour montrer ce que nous faisons quand on est ensemble !
Pour revenir sur « 99 » comme sur beaucoup de vos projets vous avez été épaulé par le bassiste Etienne Mbappé.
Etienne Mbappé est un de ces musiciens africains qui est arrivé à un niveau musical international. Il peut jouer avec n’importe qui, n’importe quelle musique avec une maestria extraordinaire. Depuis plusieurs années c’est lui qui joue de la basse avec moi. J’espère qu’on jouera ensemble encore longtemps car c’est l’un des plus grands bassistes que je connaisse au monde.
Sur un titre, vous avez également invité un chanteur brésilien : Chico Cesar.
J’ai été deux ans et demi sur les routes avec Chico. Il fait partie de cette race de musiciens qui a la capacité de sauter dans la musique de l’autre sans complexe et avec beaucoup d’intuition. On s’est croisés il y a sept ans et depuis lors on ne s’est pas lâchés. Il a accepté il y a deux ans d’être secrétaire de culture dans la Paraiba, au Nord-est du pays. Il a dû mettre la musique en veilleuse. Mais il a promis au mois de novembre d’arrêter la politique et de revenir à la musique. On devrait faire un album ensemble avant que la mort emporte l’un de nous.
Sur « 99 » vous êtes accompagné par un orchestre très cuivré : « Saka saka orchestra ».
Depuis cinq ans je tourne beaucoup en piano solo et en trio avec Etienne Mbappé à la basse et Conti Bilong à la batterie. J’ai été interpellé par des gens qui m’ont demandé si j’étais devenu un jazzman ou si je pouvais revenir à mes débuts : les musiques que je faisais au moment où je suis arrivé en France. C’est vraiment une demande des gens que je revienne à une musique groove. C’est pour ça que j’ai remonté une formule qui ressemble à ce que je faisais avant. J’ai appelé le groupe Saka saka, qui sont les feuilles de manioc au Congo. C’est un plat que j’aime beaucoup, typique de chez moi.
Justement, le nom du groupe fait penser que ça va sonner « typique » congolais alors que ce n’est pas forcément le cas.
Il y a du congolais dedans… sauf que ce n’est pas de la rumba congolaise ! Je pense qu’il y a assez de monde sur la rumba. Je m’occupe plutôt des musiques traditionnelles congolaises. L’expérience que j’ai eue avec le ballet national, je pense être le seul Congolais à l’avoir eue. Le territoire congolais est trop vaste. On n’a pas le TGV ! Je me rappelle être passé sur une route dans la forêt équatoriale. Un mois après, au retour, la route avait disparu ! La forêt a une violence, une exubérance. Parcourir l’ensemble du pays est une entreprise énorme. J’ai eu cette chance, avec les moyens que Mobutu avait mis sur le projet, de faire ce tour. Je me sens une certaine responsabilité d’utiliser ces musiques traditionnelles pour faire mes musiques modernes. Ce qui est fou c’est que quand j’utilise la musique moderne avec cette tradition les gens me disent que c’est du rock ! Je réponds : « Non, ce n’est pas rock ! C’est ma tradition. » Si je joue le morceau « Kinshasa » avec une guitare distordue ça sonne rock mais c’est une musique traditionnelle. Je me fous qu’on me dise que c’est du rock. Le rock vient bien de quelque part ! Parfois c’est juste le son d’une guitare distordue qui fait que les gens pensent rock. Si les guitaristes de rumba congolaise maîtrisaient la distorsion, ils pourraient utiliser ça. Sauf que malheureusement souvent ils apprennent uniquement en jouant de la rumba. La plupart ne sortent jamais de ça. J’ai aussi collaboré avec beaucoup d’artistes reggae. Beaucoup ne savent que le rythme reggae « tchakaboum » Il n’y a pas d’école de musique pour apprendre à jouer le reggae. Quand vous demandez aux reggaemen de faire des lignes plus élaborées, ils sont simplement incapables. Du matin au soir, ils font le même rythme. Pareil pour les musiciens de rumba. J’ai pourtant lancé un projet qui s’appelait l’UMA : Université musicale africaine. J’ai fait ça deux fois au Burundi et deux fois au Burkina Faso. J’ai dû arrêter car j’ai eu des problèmes avec l’organe qui me finançait. J’amenais des maîtres musiciens, dont Etienne Mbappé, pour diriger et recycler des semi-pros et professionnels. Si on élève le niveau des instrumentistes qui jouent derrière les chanteurs africains on pourrait avoir une musique africaine plus inventive. Je connais beaucoup d’instrumentistes qui viennent jouer avec les instruments du patron. J’ai souvent dû laisser des instruments sur place. Le guitariste va jouer chez tel chanteur mais sur la guitare du chanteur. Le chanteur ne lui permet même pas de partir avec la guitare ! Ce sont des cas courants en Afrique.
Qui sont les « oubliés du Kivu », que vous évoquez dans l’un des titres de l’album ?
On a une guerre qui n’est toujours pas terminée entre le Rwanda et le Kivu, la partie Est du Congo. Nous en sommes d’après les estimations à trois millions de morts. Ce qui est étonnant c’est que ça ne parvient pas à devenir une priorité dans le monde d’arrêter cette guerre. Beaucoup d’observateurs disent que c’est à cause des mines de coltan. Les trois quarts de gisement de coltan du monde sont dans cette région. C’est un métal utilisé dans la composition des ordinateurs et des téléphones portables. Il est extrêmement utilisé aujourd’hui. Pour le moment l’exploitation est très sauvage. Ce sont des enfants qui entrent dans les mines. Il n’y a aucune sécurité. Cette guerre est d’une saleté terrible. Les fameux guerriers qui viennent du Rwanda violent tout : femmes, enfants, mamans, grands-mères. Ils violent des enfants de cinq ans, des femmes de quatre-vingts ans. C’est devenu une guerre du viol. C’est la particularité de cette guerre. Je les appelle les oubliés du Kivu parce que c’est extraordinaire qu’avec trois millions de morts on ne parvienne pas à faire la Une ! Avec un seul français tué en Afghanistan, il y a une grande émotion et trois millions rien. Je veux juste qu’on ne les oublie pas…
Pourquoi ne pas être revenu à Kinshasa en trente-trois ans ?
La grande raison c’est le piano ! Cet instrument n’existe pas en Afrique. Les quelques pianos avec lesquels j’ai joué au Congo sont des pianos droits, non accordés. L’humidité chez nous est terrible. Je me souviens la fois où je ne suis plus revenu. J’étais à Washington DC à l’aéroport avec mon billet en main et je me suis dit : « Je vais rentrer là-bas, de nouveau sans piano et qu’est-ce qui va se passer ? ». On m’a déjà fait le coup dans un festival que je ne veux pas nommer : « Grand, vraiment il faut venir car on a trouvé un piano pour toi ! » Je suis arrivé et on m’a donné un clavier de synthé. Voilà le piano qu’ils m’avaient trouvé ! Pour un pianiste c’est vraiment décourageant. Chaque fois que je pose la question : on me répond non. Un pianiste ne sait pas accorder son piano. Il y a des préparateurs pour ça mais ils sont rares en Afrique. Je suis coincé techniquement. Pourtant j’aimerais beaucoup me présenter au pays sur mon piano ! Mais il y a une très grande différence entre les pianos droits qu’on trouve là-bas et les pianos à queue. C’est très chiant de jouer sur un piano droit ! Mais comme la culture n’est pas une priorité pour nos dirigeants, j’attends.
Comment voyez-vous l’évolution de votre pays d’origine ?
Je suis ça de près. J’ai beaucoup de famille près de quatre-vingts personnes là-bas. Il faut continuer d’aider nos familles africaines. Je suis en contact au quotidien avec eux Je connais la situation là-bas. Les dirigeants qu’on a à notre tête en ce moment n’ont aucune vision d’avenir. Quand on entend leur discours, il n’y a rien qui change.
Qu’envisagez-vous pour la suite ?
En décembre, je sors un DVD avec un orchestre symphonique de São Paulo. J’ai un projet pour revisiter les plus connus de mes morceaux. Arranger ce répertoire avec la pratique du piano que j’ai aujourd’hui. Ce sont des pièces que je faisais avec un groupe normal. J’aimerais avoir recours à une formule dépouillée : piano-guitare, travailler plus les vocaux Et puis je veux faire un nouveau piano solo et un nouveau trio.

///Article N° : 10170

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article





Laisser un commentaire