Retour à Joburg et Soweto

En mémoire de Mandela

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Il faudrait imaginer. Le début du voyage, la course au visa d’entrée en Afrique du Sud. Le rappel et les recommandations des vaccins contre le tétanos, la typhoïde, la malaria et la fièvre jaune et le stress bleu de ne pas obtenir mon titre de séjour à temps.
Il faudrait imaginer. Le départ de Paris. Après une nuit blanche et sèche. J’avais envie d’écrire, décrire mon état d’avant le départ. Mais impossible de m’ouvrir la veine de l’inspiration, ni d’ouvrir les vannes d’une imagination débordante parfois. Juste 5 lettres, obsédantes que je gratte. Et que je graverai dans le marbre du temps : J.O.B.U.R.G
Il faudrait imaginer. 13 heures de vol. L’escale à Istanbul, les questions récurrentes et contrôles de papiers incessants mais auxquels finalement on s’habitue quand on a un passeport, une couleur et une gueule d’étrange étranger. Ironique quand même, car ne sommes-nous pas tous étrangers quelque part ? Enfin passons…
Il faudrait imaginer. L’arrivée à Johannesburg. Les rayons d’un soleil radieux et la lumière chaude du jour pénétrant par le hublot de l’avion. L’amerrissage dans l’océan de bonheur immense provoqué par l’idée de découvrir l’Afrique du Sud.
Après toutes ces années passées à en parler, à imaginer ce voyage. Avec mon père.
Papa, je mets mes pas dans les tiens. Et le moment venu, nous reprendrons le fil de cette conversation brutalement interrompue. Un 1er septembre noir.
Il faudrait imaginer. Le fils et le père. Que je suis.
Il faudrait imaginer. Mes interrogations aussi, sur la société sud-africaine post-apartheid, la psychose sécuritaire du pays et la surenchère de la violence, dont les médias, nationaux et occidentaux se font l’écho.
Il faudrait imaginer, ma mémoire en feu, les images et souvenirs qui bousculent mon esprit, me transpercent comme ces 3 lettres de sang : ANC.
Il faudrait imaginer, mon cœur en émoi, ma foi éprouvée, mon rêve réalité.
Il faudrait imaginer, un poète sans mots. Sans voix.

JOBURG, Red Hill School. Jour 2
10 h 30

Sonne le début de l’atelier à Red Hill…

L’école est moderne, cossue, immense elle impressionne même.
Wendy Davis arrive, avenante. Wendy Davis est la prof de français dont la classe nous accueille. Timidement. Au début.
Maintenant je peux me l’avouer, j’appréhende, nous appréhendons. Un peu.
Nous nous sommes promenés dans Joburg hier, et depuis notre arrivée, on entend, on ressent, on voit les stigmates de l’apartheid. Passé omniprésent !
Red Hill est une des meilleures écoles d’Afrique du Sud, une des plus bourgeoises aussi.
Donc j’appréhende la rencontre avec les élèves, les professeurs et la direction, autant que je m’impatiente. J’ai soif.
D’altérité.
Et je suis curieux. Je veux savoir, comment ces ados qui sont l’avenir de leur pays vont réagir devant notre différence. Notre ressemblance.
Ils entrent, s’installent. Et devant la mixité de la classe, tombe mon appréhension. Ce que je vois, m’inflige un immense soulagement. Et je souris au futur, qui leur appartient.
J’ai envie de leur crier, qu’eux seuls ont le pouvoir d’écrire, et de construire demain.
FREE TO BUILD, est la devise de leur école, et en effet ils le sont, libres !
Libres. Ils sont libres. De parler. De rire, ensemble ! De pleurer, ensemble ! De vivre, ensemble !
Ils sont libres de vivre. De vivre, et rêver. Ensemble !
Le rêve est d’ailleurs le premier des chemins qui incontestablement, les a conduit à cette liberté de construire. Ensemble.
Le rêve d’hommes et de femmes, habités, qui ont versé parfois leur sang, sacrifié souvent leur vie, donné toujours un sens à l’Histoire et à leur présence au monde.
Je regarde ces jeunes gens, et brutalement je pense à Mandela Madiba, et à ses 27 années et 190 jours passés à l’ombre de la liberté, pour que ces gamins puissent, s’asseoir à la même table et boire la même eau (en duala, madiba signifie eau) Celle de la fraternité, peut-être. J’ai soif.
Encore et toujours.
Et je me rends compte en silence que ces instants sont diamant, aussi précieux que ma main droite qui écrit ce récit, et ma bouche qui le racontera.

JOBURG, Blue Hill School. Jour 5 17 h 07

Sonne l’heure du départ. Nous quittons Blue Hill School.
Après un nouvel échange riche d’enseignement d’humanité.
Nous voulions connaître Soweto. Johannesburg. L’Afrique du Sud. Et sa jeunesse.
Nous découvrons. Un quartier. Une ville. Un pays. Une nation. Loin de la carte postale, du cliché fatal. Loin, très loin du climat d’insécurité décrit par certains médias. Loin, très loin de tout. Sauf de nous-mêmes, et de Soweto, Johannesburg, l’Afrique du Sud.
Et sa jeunesse.
Blue Hill est très différente de Red Hill School, et ce n’est pas qu’une question de couleur. Ici pas la même mixité, ni la même parité. Une majorité de jeunes filles s’agglutinent dans la classe qui nous ouvre les bras. Des filles et un garçon. Makenzi est son nom, il a l’élégance désinvolte de leur proposer la parole avant chacune de ses interventions pendant l’atelier. C’est un gentleman.
Young, gifted and black.
Makenzi écrit de la poésie, il rappe aussi. Il découvre le slam ou spoken word avec nous. Il accroche.
Dans un texte naissant, saisissant, il nous raconte Soweto. Son quartier. Sa ville. Sa vie.
Soweto son home sweet home. Encore un cliché qui tombe, comme la nuit sur Soweto.
Soweto dans laquelle Makenzi a vu le premier jour, Soweto dans laquelle il vit et grandit. Semble-t-il dire, à l’abri de tout.
Sauf de la vie.
Il nous dit qu’il aime Soweto comme un fils aime une mère, il nous dit son rêve de…ne jamais quitter sa mère, il nous dit son espoir de voir la paix et l’harmonie s’abattre sur son quartier. Un jour.
Il veut y contribuer.
Un jour.
Le moment est magique, po-éthique, humain. Profondément.
J’aurai voulu aimer Douala comme ça.

Nous quittons Blue Hill.
Une des jeunes filles nous rattrape à la grille. Elle n’a pas osé s’exprimer devant ses camarades. Mais elle tient absolument à nous faire partager le texte qu’elle a écrit à la fin de l’atelier. En dix minutes à peine, les mots sont sortis. Elle nous offre cette part d’elle-même, belle, que nous emporterons avec nous.
Nous voulions découvrir Soweto. Johannesburg. L’Afrique du Sud.
Et sa jeunesse.
Nous découvrons. Une nation avec une âme. Une jeunesse et sa flamme. De vivre.
Nous découvrons. Des hommes, des femmes et des enfants. Des cœurs exaltés, qui survivront sans nul doute, aux années d’incendie.

SOWETO. Jour 9 19 h 13

Il faudrait imaginer un moment de friction entre les mondes, la projection de « Modern Times » de Charlie Chaplin à des gamins d’un bidonville de Soweto.

Il faudrait imaginer cette projection en plein air, sur écran géant au cœur d’un quartier plongé souvent dans l’obscurité et l’insécurité de nuit carnivores.

Il faudrait imaginer les sourires et les fous rires d’enfants noirs.

Il faudrait imaginer et voir. Leur enthousiasme pour le cinéma de Chaplin, son regard prophétique et sa critique muette et juste de la société de production.

Il faudrait imaginer et ressentir aussi. Ressentir l’incroyable appétit pour la vie et l’art, de ces enfants qui n’ont rien qui leur appartienne vraiment, pas même leur destin. Et en même temps il faudrait imaginer, se souvenir de tout ce qu’ils ont pour eux, l’histoire et le riche héritage que leur lèguent Mandela, Biko, Tutu et tous les autres, morts au combat : c’est-à-dire la rage de vivre, et l’espoir. Rien n’est vrai définitivement, tout peut changer, tout est vivant.
Le destin, la vie de Mandela en témoignent. Et de quelle manière !

Il faudrait pouvoir ressentir et imaginer. Imaginer le pouvoir de la « chose culturelle » sur eux, sur moi dans ce contexte, le cinéma et la poésie, la poésie dans le cinéma de Chaplin, la vision et l’engagement de l‘artiste aussi. Mais l’art n’est-il pas engagement d’abord? Engagement pour défendre, ou partager une vision ? Une vision de la beauté, de la justice ? D’ailleurs comme le dit un poète cher, « la justice n’écoute-t-elle pas aux portes de la beauté ? ».
Il faudrait imaginer et repenser. Repenser les principes de l’éducation populaire, et de l’action citoyenne, militante. Repenser et trouver à nouveau, chacun dans son coin, des raisons de s’indigner comme nous y invite Hessel.
Indignons-nous.
Mais surtout, ENGAGEONS nous.
Au moins de temps en temps.

Il faudrait imaginer et donner. Donner ou redonner une place centrale à la culture dans le développement personnel des êtres. « La culture est ce qui reste quand on n’a plus rien », la culture installe au cœur du vivant, du mouvement du monde qui bouge, change, et poursuit sa créolisation irréversible.

Il faudrait imaginer. Le nombre de vocations suscitées ce soir-là à Soweto. Entendre les enfants par dizaine, remercier le public de s’être déplacé nombreux, et les frères Lumière, d’avoir inventé le cinéma.

Je me demande combien d’enfants en France, à l’école primaire, ou au collège savent que le cinéma est Lumière, par naissance. Le gamin capricieux du quartier bourgeois de Douala qui m’a vu grandir ne le savait pas non plus, à l’âge qu’ont ces mômes auxquels je dédie ces mots. Ah, ces mômes…
De Soweto.
Je me suis demandé aussi, et me demande encore combien de rêves sont nés ce soir-là.
À Soweto.
Je salue encore cette action d’éveil à la culture et de réveil de l’âme aussi, portée par des acteurs de la société civile, constitués en association à but non lucratif. Je trouve même salutaire, que l’idée de départ n’ait pas été dénaturée ou récupérée par le cirque politico-médiatique, comme cela peut arriver parfois. Dans les pays du Nord, comme dans ceux du Sud. Sans distinction.
Le cinéma muet, art à part et populaire par essence puisqu’il s’affranchit de toutes les contraintes dès le départ, comme la poésie que j’aime ; et d’ailleurs, le cinéma peut être poésie. Lorsqu’il porte un regard sans artifice sur les choses, les sentiments et les gens.

J’ai toujours pensé qu’on pouvait se sentir chez soi partout, partout où l’on était accueilli comme un être humain, par d’autres qui vous ressemblent et se réclament de la grande famille de l’humanité.
L’Afrique du Sud en est une nouvelle preuve.
Johannesburg, un exemple.
Soweto, un symbole.

WELCOME in S.A (Soul Africa)
MERCI MANDELA

UBUNTU.

///Article N° : 11922

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