De « l’ennoblissement » de l’objet d’étude « immigration » (1945-2000)

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Jusque dans les années soixante-dix, l’immigration et ses enjeux, la manière dont elle transforme un territoire sont peu considérées par la recherche française. Ce n’est que dans les années 1990 et 2000 qu’elle commence à occuper une place significative dans le monde universitaire. Regards sur un champ de recherche qui s’est construit non loin des orientations politiques.

« LE PLUS DOMINÉ des objets dominés ». Abdelmalek Sayad avait ainsi qualifié l’immigration dans un entretien avec Jean Leca en 1990 (1). À l’instar de la place qui lui était accordée dans la société, l’immigration a long¬temps été considérée comme un objet d’étude mineur. Relégué, il est « nié politiquement, il est du « non-politique » », estimait le sociologue algérien. Pourtant, 20 ans plus tard, les universitaires spécialistes de l’immigration sont nombreux et les jeunes chercheurs peuvent aisément espérer bâtir une carrière en travaillant sur ces thématiques. Petit à petit, toutes les sciences sociales se sont penchées sur ce phénomène social qu’est l’immigration, le considérant dans l’ensemble des relations de pouvoir. Au cours des dernières décennies, le monde universitaire a donc assisté et contribué à « l’ennoblissement » de l’objet d’étude « immigration », pour reprendre les termes d’Abdellali Hajjat, avant de se pencher sur les enfants d’immigrés, « ces immigrés qui n’ont jamais émigré de nulle part » (2).
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les démographes sont les seuls à se pencher sur l’immigration et le font à travers le prisme de l’assimilation. C’est l’époque des premiers travaux de l’Institut national des études démographiques (Ined), créé par le gouvernement en 1945 et conçu par Alfred Sauvy comme un instrument d’influence des politiques publiques en matière de population. Les enquêtes « Français et immigrés » publiées en 1953 et 1954 ont pour objectif d’évaluer l’intégration des populations immigrées en France (3). L’assimilation est pensée dans les premiers travaux de l’Ined en termes ethniques, comme l’a fait remarquer Gérard Noiriel : « Louis Chevalier (4) estime que, pour réussir l’assimilation des nouveaux venus, il faut s’adresser à des « types ethniques » déjà représentés dans la « mosaïque française » ; seule manière de conserver le « caractère français » » (5). Contestable pour son caractère essentialiste, cette orientation ne dit par ailleurs pas grand-chose de la réalité sociale des étrangers. Après les Indépendances, les « connotations coloniales » du concept d’assimilation finiront de le disqualifier dans le domaine des sciences sociales. (6) On lui préfèrera alors le terme d’intégration, certains parleront « d’intégration à la française », expression qui désigne le fait pour des immigrés d’effacer leur altérité pour se fondre dans un moule républicain. « Intégration à la française » ne serait ainsi qu’une autre façon de nommer l’assimilation. Mais seulement pour certains car l’intégration, nous rappellent Abdellali Hajjat et Olivier Douard, renvoie au concept durkheimien au sens de la cohésion sociale en général (7).
Histoires singulières et histoire universelle
Le sociologue Abdelmalek Sayad sortira de cette approche en s’intéressant à la réalité sociale des étrangers et des immigrés sans occulter la partie relative à l’émigration. Ne s’intéresser qu’à l’immigration, sans se pencher sur cet aspect dont elle est indissociable relève justement, selon lui, d’une forme d’ethnocentrisme. Pour lui, émigration et immigration sont les deux faces d’un même phénomène social. Néanmoins, s’il parvient à poser les fondements d’une sociologie de l’immigration, ce n’est pas tant à travers ses objets de recherche mais plutôt par son approche. À la fois intimiste et scientifique. (8)
« C’est ce lien indispensable entre des histoires singulières et l’histoire universelle (pour dire les choses rapidement) qui n’a cessé d’occuper et de préoccuper la sociologie de Sayad », écrit Smaïn Laacher dans le numéro 14 de la revue Migrance lui rendant hommage. Dans les entretiens qu’il réalisait, Sayad donnait la parole aux migrants jusque-là « sans parole » et « sans histoire », liant ainsi histoire collective et singulière, approche microsociologique et macrosociologique. « Cette approche rend justice à un travers dénoncé par le chercheur, à savoir l’indignité sociale conférée à l’objet « immigration » à la fois en tant que problème social et en tant qu’objet d’étude académique ». (9) Pour Sayad, l’immigration est un « fait social total ». Parler d’immigration revient à parler de la société en son entier. Par son travail, le sociologue met en exergue les relations entre immigration, État, Nation et Droit et offre ainsi une introduction à la sociologie d’État et plus largement du pouvoir. Ainsi, plutôt qu’une genèse de la sociologie de l’immigration, Laure Pitty qualifie le travail de Sayad de « second âge ». Le premier âge ayant été marqué par les écrits d’André Michel, de Bernard Granotier, Dominique Lahalle ou encore Juliette Minces. Leurs travaux décrivaient dès les années 1960-1970 « l’univers de travail, les itinéraires géographiques et professionnels de ces ouvriers » (10). Dans L’Illusion du provisoire, Sayad montre combien la présence d’étrangers est pensée comme provisoire. La dimension économique détermine le statut d’immigré qui n’est pensé que comme « un travailleur immigré ». Aussi dès lors que le travail vient à manquer, sa présence n’est plus légitime. L’oeuvre de Sayad considère l’immigré dans sa globalité et présente une double focale, s’attachant à travailler à la fois sur la réalité sociale de l’immigré ET sur l’immigration comme objet politique.
Gérard Noiriel s’inscrit lui aussi dans cette dynamique pionnière et considère l’immigration dans l’ensemble des rapports de pouvoir grâce aux outils de la socio-histoire. Dès la deuxième moitié des années 1980, les travaux de Noiriel tentent de donner de la légitimité à l’immigration en tant qu’objet d’étude historique et s’interrogent sur le statut de l’histoire sociale souhaitant mettre fin au clivage entre politique et social dans son approche. Il souligne le penchant des historiens qui jusqu’alors inscrivaient leur travail sur l’immigration dans une perspective temporelle ne dépassant pas les années 1960. Le sujet était à l’époque généralement traité du point de vue des déplacements dans l’espace d’une communauté donnée. Pour Noiriel, cette approche ne permet pas de comprendre ce qui fait la spécificité des « problèmes posés » par l’immigration.
« Aujourd’hui, on utilise le terme d' »immigré » pour désigner non seulement un individu qui vit dans un lieu différent de celui dans lequel il vivait antérieurement, mais aussi quelqu’un qui est un « étranger » au sens juridique du terme. […] Par conséquent, étudier l’immigration, c’est souligner le rôle de plus en plus central qu’a joué l’État, depuis deux siècles, dans le processus migratoire. Cela implique que l’on prenne au sérieux la question de l’assimilation et/ou de l’intégration au sein de la Nation et donc la question de l’exclusion (car les deux phénomènes, intégration et exclusion, sont toujours liés entre eux) » (11).
En 1988, il publie ce qui deviendra un classique : Le Creuset français : histoire de l’immigration XIXe – XXe siècle. Première histoire générale de l’immigration en France, cet ouvrage vient combler une lacune historiographique et fait apparaître les liens entre l’immigration et l’histoire industrielle de la France et montre ainsi que les immigrés sont une composante de la classe ouvrière.
L’émergence de la figure du jeune immigré
Ces chercheurs pionniers ont ainsi tenté d’apporter une réponse à la construction politique du « problème de l’immigration » et à la montée de l’extrême droite en France qui remet en cause la légitimité de la présence des étrangers dès la fin des années 1970. Les années 1980 verront pour leur part un ensemble d’événements concomitants contribuer à l’émergence de la figure du « jeune immigré ». Période marquée par les crimes racistes, la violence dans les banlieues, c’est aussi dans les années 1980 que les « jeunes immigrés », aussi appelés « seconde génération » ou « Beurs », s’emparent de l’espace public avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983. Des travaux sociologiques, « souvent initiés par la commande publique, cherchent à comprendre le « malaise des banlieues » et l’action collective de ces « jeunes immigrés » ». Ainsi, l’action collective des jeunes issus de l’immigration est abordée dans le livre de François Dubet, La Galère : jeunes en survie publiée en 1987 (Fayard) ou encore par Adil Jazouli dans l’Action collective des jeunes Maghrébins de France, (1986, L’Harmattan). On assiste à un « ennoblissement de l’objet scientifique « immigration », « le plus dominé des objets socialement dominés » », écrit Abdellali Hajjat (12). L’apparition des enfants d’immigrés (ces « immigrés qui n’ont jamais émigré de nulle part ») pose la question de leurs droits civiques et de ceux de leurs parents, Les Enfants illégitimes de Sayad s’inscrit ainsi dans la suite logique de L’Illusion du provisoire (13). La plus grosse part de cet ouvrage est consacrée au long entretien de Zahoua, fille de travailleur immigré et étudiante. Cette dernière explique le malaise des enfants d’immigrés, perçus comme Algériens par les Français et Français par les Algériens et incompris par leurs parents car imprégnés de la culture du pays dans lequel ils ont grandi. D’un point de vue scientifique, l’apparition de la « seconde génération », sous-entendue maghrébine, n’est pas sans soulever la question de l’objet d’étude. Rémy Leveau et Catherine Wihtol de Wenden nous mettent en garde : « nul critère ne semble totalement opératoire pour désigner une réalité qui échappe aux tentatives de classification juridique (certains sont français, d’autres étrangers, d’autres bi-nationaux) ». Quant au terme « beur » nous disent-ils, il renvoie davantage aux banlieues urbaines et à « un certain type d’engagement autour de la défense des droits fondamentaux ».(14) La plupart des termes utilisés en sociologie de l’immigration notamment ne sont pratiquement jamais définis car ils sont apparus au moment de polémiques politiques (15). À tel point que certains chercheurs se montrent très critiques à l’égard de cette dénomination. « L’expression « jeunes d’origine immigrée » n’est pas neutre, elle constitue une prise de parti sur la nature des critères légitimes pour définir une personne ». (16) Ainsi, toute réflexion sur l’intégration des « jeunes d’origine immigrée » est constituée par un « paradoxe incontournable » : désigner un groupe à intégrer est déjà un obstacle à son intégration.

Dans les années 1980, la commande publique ne se focalisera pas uniquement sur l’immigration d’origine maghrébine qui avait jusqu’alors fait l’objet d’une attention plus soutenue. À partir de cette période, les ethnologues seront sollicités sur les migrations d’Afrique subsaharienne, en particulier sur des thématiques telles que la polygamie ou encore l’excision (17).
« Ces thématiques reflètent les préoccupations des pouvoirs publics, dans un contexte où les rapports hommes/femmes sont renégociés laborieusement dans la société française. Dans un tel contexte, l’excision représente l’altérité absolue et renvoie presque une image flatteuse de la société française et de ses femmes. Ainsi la figure de la femme africaine en France, construite sans nuance, de même que celle de la famille africaine (polygamie, « mariages forcés ») semble bien avoir rempli un rôle de repoussoir », écrivent Liliane Kuczynski et Élodie Razy (18).
Certains anthropologues sollicités émettront d’ailleurs des réserves quant au risque d’instrumentalisation de la recherche à des visées culturalistes (19). En clair, ayant pour but d’assigner à des individus un certain nombre de caractéristiques propres à leur culture. Ainsi, dans les années 1980, la recherche sur l’immigration demeure dépendante des enjeux politiques et isole bien souvent des communautés. De la sorte, l’origine des individus demeure le critère de définition au détriment d’autres aspects de la réalité (20).
Dans les années 1990, l’élaboration de politiques d’intégration remet le prisme de l’intégration et de l’assimilation au goût du jour. Cette période sera notamment marquée par le travail démographique de Michèle Tribalat, Faire France : une grande enquête sur les immigrés et leurs enfants (1995, La Découverte). Dans ce contexte, aux chercheurs dits « intégrationnistes » ou « républicains » comme Dominique Schnapper ou Michèle Tribalat, on opposera les « multiculturalistes » comme Michel Wieviorka ou encore François Dubet, inspirés de l’approche anglo-saxonne plaidant pour une reconnaissance des minorités. Dans ce contexte, « les discours sur la possible ou impossible intégration, réussie ou non, deviennent le signe d’une croyance à l’intégration et révèlent ainsi davantage sur les attentes implicites des « intégrationnistes » que sur la réalité sociale des étrangers en instance d’intégration »(21), fait remarquer Abdellali Hajjat. Ce dernier regrette que dans les deux cas, les mobilisations collectives des « jeunes d’origine immigrée » ne soient pas analysées grâce aux outils classiques de la sociologie mais « regardées au travers de l’assimilation soit comme cause ou conséquence de leur mobilisation » (22). « Tout l’enjeu est de déspécifier et d’appliquer à l’immigration tous les outils que l’on utilise pour les autres objets de recherche », estime Abdellali Hajjat. L’assimilation est désormais largement disqualifiée aussi bien dans le domaine des sciences sociales que dans l’espace public, au profit des concepts d’intégration et de lutte contre les discriminations. Néanmoins, l’extrême droite et la droite conservatrice continuent de l’utiliser. C’est notamment le cas de l’essayiste Alain Finkielkraut(23).
Outre la sociologie et l’histoire, l’anthropologie urbaine s’est aussi saisie de l’immigration comme objet d’étude. Ahmed Boumeker souligne l’émergence de cette tendance dès les années 1980, bien qu’elle fût à l’époque minoritaire. Certains chercheurs français, comme Isaac Joseph, inspirés par les travaux de l’école de Chicago, avaient commencé à investir le terrain des banlieues. « L’Association de Recherches, d’Interventions et d’Etudes Sociologiques et Ethnogra-phiques (ARIESE), combinait les activités de recherche, d’intervention sociale et de formation dans le quartier des Minguettes », précise Ahmed Boumeker qui a lui-même fait partie de ce laboratoire (24). L’anthropologie urbaine aura également contribué à la recherche sur les migrations subsahariennes en France car, comme le soulignent Liliane Kuczynski et Elodie Razy, les spécialistes de l’Afrique ont longtemps eu tendance à négliger ce sujet. L’anthropologie urbaine aura ainsi permis de valoriser l’étude de phénomènes « proches » tout en s’éloignant du paradigme ethnique. Cette discipline permet d’appréhender les immigrés « comme porteurs d’une culture considérée dans sa dynamique, tantôt maintenue, valorisée, tantôt brassée, réinterprétée au contact de toutes celles qu’ils côtoient dans les villes » (25). Du point de vue méthodologique, les outils développés par l’anthropologie urbaine auront facilité l’analyse des groupes disséminés dans l’espace et des réseaux. En effet, à partir des années 1990 l’influence d’Arjun Appadurai et la transnationalisation des espaces de migrations fait passer la recherche sur les migrations à une « anthropologie multi-située ». À la migration n’est plus associée l’idée d’un lieu fixe mais de « territoires circulatoires ». Les travaux de Quiminal et d’Alain Tarrius sont considérés comme précurseurs. « Ils ont fait progresser la connaissance des migrations africaines en montrant que les identités ne sont pas figées mais négociées dans plusieurs espaces, en interaction les uns avec les autres. On est loin des problématiques politiques et de la réduction de la migration à des enclaves ou à la figure du travailleur sahélien exploité et traqué. Pour reprendre les termes de Tarrius (1993), le couple « immigration/insertion » a été remplacé par le couple « migration/territoire ». Et c’est bien aussi le vocabulaire employé par les chercheurs qui se modifie, puisqu’ils parlent désormais moins d’immigrés que de migrants »(26).
Si l’influence d’Appadurai a irrigué l’anthropologie, les postcolonial studies, auxquelles ce dernier est associé, n’ont pas connu le même succès dans le milieu universitaire français. Les postcolonial studies procèdent en partie des études littéraires et du champ de l’histoire. Béatrice Colignon précise que le « post » de postcolonial est à traduire comme « au-delà » du colonial plutôt qu’après le colonial et qu’en France subsiste ce malentendu. Ainsi les postcolonial studies pourraient être qualifiées de courant de pensée critique en rupture avec une lecture chronologique et séquentielle de l’histoire (27). « C’est donc l’analyse discursive, le décentrement et la déterritorialisation des discours, mais aussi leur « revers », ce qui s’y dérobe, s’y joue et s’y pluralise qui est en jeu. C’est une pensée des marges et de la marge, de l’histoire et de la traduction, traversée par la tension entre universalisme et différentialisme », nous dit Laetitia Zecchini (28). Les postcolonial studies s’attaquent à déconstruire les discours et les représentations et montrent que les systèmes de pensée et les imaginaires aussi ont été colonisés, créant une hiérarchie des savoirs. « Il ne s’agit pas simplement d’explorer le moment, l’événement ou l’État colonial, ni de figer les sociétés postcoloniales dans un héritage intangible, mais bien d’étudier la relation proprement historique du présent par rapport à un passé qui n’est pas dépassé, le recouvrement d’une histoire pour le présent », précise Zecchini. L’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (Achac), collectif de chercheurs créé en 1989, se revendique en France de ce courant. Nombreux sont d’ailleurs les membres de ce collectif à enseigner à l’étranger plutôt qu’en France (29). Pascal Blanchard, membre de l’Achac, se souvient dans un entretien avec Rokhaya Diallo (page 60), de la réaction des éditeurs lors de la publication de son ouvrage Le Paris arabe (2003, La Découverte) : « On ne faisait pas de livres sur les Arabes et sur les Noirs. Et deuxièmement cela ne se faisait pas de proposer un beau livre qui aborde des sujets difficiles. De plus sur un temps long ». Une démarche critiquée, notamment par certains pionniers jugeant que la « dénonciation de l’ « Occident » permet de légitimer des stratégies publicitaires qui continuent à exhiber des Noirs, mais au nom de « l’antiracisme » ». (30) D’autres moins virulents comme Jean-François Bayart jugent les études postcoloniales « utiles » mais aussi « superflues », « pauvrement heuristiques » et « politiquement dangereuses ».
Du non-lieu de mémoire à la création de la CNHI
En plus de la légitimité que l’immigration gagne en tant qu’objet d’étude académique, émerge parallèlement la question des enjeux de mémoire de l’immigration. Et ce grâce à l’engagement de certains universitaires et militants associatifs. En témoigne la création dès 1987 de l’association Génériques. Cette dernière se fixe pour objectif de « préserver, sauvegarder et valoriser l’histoire de l’immigration en France et en Europe ». En 1989, elle organise l’exposition « France des étrangers, France des libertés » consacrées à la presse publiée par les étrangers (31). Et en 1992, l’association entreprend un inventaire national des sources d’archives publiques et privées sur l’histoire des étrangers en France depuis 1800 et continue aujourd’hui ce travail. « A ce moment-là émerge l’idée de la création d’un musée. Les pionniers ont été tantôt les historiens, tantôt les personnalités du monde associatif. Dans les années 1990, on passe de ce que Noiriel appelle un « non-lieu de mémoire » à l’idée de la création de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) » (32). Dans Le Creuset français, un chapitre intitulé « Non lieu de mémoire », critiquait en effet explicitement la démarche de Pierre Nora (33) dans son ouvrage Lieux de mémoire. Pour Noiriel, l’approche de Nora visait « à célébrer les lieux de mémoire de « ceux d’en haut », sans un mot pour « ceux d’en bas ». Seulement dans les derniers volumes publiés en 1990, ces derniers ont droit à quelques chapitres », estime-t-il dans un entretien publié dans la revue Vacarme en 2005 (34). L’idée de la création d’un musée de l’immigration était d’en faire un lieu de mémoire pour « ceux d’en bas ». C’est finalement en 2001 que Lionel Jospin, alors Premier ministre, confie une mission à Driss El-Yazami, à l’époque délégué général de l’association Génériques, et à Rémi Schwartz, Maître de requêtes au Conseil d’État. Leur rapport appelle à la création d’un Centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration. Le gouvernement Raffarin récupèrera le projet en 2003. La Cité nationale de l’histoire de l’immigration sera privée d’inauguration après la démission de huit membres de son comité scientifique, signe de protestation contre la création d’un ministère par Nicolas Sarkozy dont l’intitulé associe « immigration » et « identité nationale ». Les années 2000 voient également l’adoption des lois mémorielles sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité, dite loi Taubira (35), ou encore la loi sur la reconnaissance du génocide arménien (36). En 2005, la loi du 23 février qui reconnaissait le rôle positif de la colonisation a été en partie abrogée en raison de la levée de boucliers qu’elle provoqua dans une partie de la communauté scientifique. La logique mémorielle en matière d’immigration est le signe de l’intérêt grandissant des politiques pour ce sujet.
Auparavant considérée comme un non-objet d’étude, l’immigration est aujourd’hui analysée dans différentes disciplines universitaires. Dans les départements de sociologie, d’histoire, de science politique en passant par les laboratoires d’anthropologie urbaine. Grâce à l’engagement de quelques chercheurs dès la fin des années 1970, les fondements d’une sociologie et d’une histoire de l’immigration considérées dans l’ensemble des rapports de pouvoir voient le jour. Néanmoins, l’immigration comme objet d’étude restera durant toutes les années 1980/1990 dépendante des enjeux politiques en raison du rôle joué par la commande publique. Force est également de constater que l’immigration n’est pas encore considérée comme faisant partie intégrante du récit national. Si l’intérêt grandissant de la classe politique pour la reconnaissance des lieux de mémoire liés à l’histoire de l’immigration peut permettre une réhabilitation de son apport dans la société, elle ne doit pas masquer le risque d’instrumentalisation.

(1) – Abdelmalek Sayad, « Les Maux-à-mots de l’immigration. Entretien avec Jean Leca. » In: Politix. Vol. 3, N° 2. Quatrième trimestre 1990. p. 7-24.
(2) – Abdelmalek Sayad.
(3) – Angéline Escafré-Dublet, Lionel Kesztenbaum, « Mesurer l’intégration des immigrés. Genèse et histoire des enquêtes Girard-Stoetzel, 1945-1953 », Genèses 84 (septembre 2011), pp. 94-95.
(4) – Lors de la création de l’Ined, Louis Chevalier en devient directeur des travaux au service historique et géographique.
(5) – Gérard Noiriel, État, nation et immigration, (Paris : Gallimard, 2005), p.62.
(6) – Abdellali Hajjat, Les frontières de l’ « identité nationale « , (Paris : La Découverte ; 2012), p.11.
(7) – Olivier Douard, « Immigration Intégration : les mots pour le dire », Laboratoire d’études et de recherche sur l’intervention sociale, www.leris.org/index.php/ressources/doc_details/47- immigration-integration-les-mots-pour-le-dire-.html [consulté le 26 novembre 2013]
(8) – Smaïn Laacher, « Le Passeur » Migrance 14 (1999) : pp 6-8
(9) – Extraits de l’appel à contributions pour le Colloque international organisé à Paris en juin 2006 par l’Association des Amis d’Abdelmalek Sayad.
(10) – Laure Pitty, présentation au comité de pilotage du groupe de travail « Dialogue in¬terculturel dans les institutions patrimoniales » du 20 janvier 2010.http://www4.culture. gouv.fr/actions/recherche/interculturels/fr/documents/04_cr_2010_01_20.pdf
(11) – Noiriel Gérard, Etat, nation et immigration, 2001, pp.18-19
(12) – Abdellali Hajjat, Les frontières de l’ « identité nationale », (Paris : La Découverte, 2012), p.11
(13) – Abdelmalek Sayad, L’Illusion du provisoire, (Paris : Raisons d’agir, 2006), Abdelmalek Sayad ; Les Enfants illégitimes, (Paris : Raisons d’agir, 2006)
(14) – Leveau R. et C. Wihtol de Wenden, « La Deuxième génération », Pouvoirs, revue n°47 (1998) : p. 61-62
(15) – Pour une analyse plus poussée sur ce sujet, voir l’article de Caroline Trouillet page 83
(16) – Noiriel Gérard, Etat, nation et immigration, 2001, p. 328
(17) – Direction des populations et des migrations, ADRI, FAS, Commissariat général du Plan, MIRE, Mission du patrimoine ethnologique du Ministère de la culture, Ministère de la justice, Ministère des affaires sociales, etc)
(18) – Liliane Kuczynski and Élodie Razy, « Anthropologie et migrations africaines en France : une généalogie des recherches », Revue européenne des migrations internationales [Online], vol. 25 – n°3 | 2009, Online since 01 December 2012, connection on 26 November 2013. URL : http://remi.revues.org/4988
(19) – C’est le cas d’Anne Raulin, auteur de l’étude commandée par le syndicat enseignant FEN en 1987 « les mutilations sexuelles des fillettes africaines en France aujourd’hui »
(20) – Noiriel Gérard, Etat, nation et immigration, 2001, p.336
(21) – Abdellali Hajjat, Les frontières de l’ « identité nationale », (Paris : La Découverte ; 2012)
(22) – Entretien avec Abdellali Hajjat réalisé par l’auteur.
(23) – Entretien d’Alexandre Devecchio, « A. Finkielkraut : « c’est parce que j’ai déstabilisé l’édifice idéologique de la gauche avec mon livre que j’ai fait l’objet de tant de hargne », atlantico.fr, 24 novembre 2013, accessible en ligne http://www.atlantico.fr/decryptage/ finkielkraut-c-est-parce-que-j-ai-destabilise-edifice-ideologique-gauche-avec-livre-que-j-ai-fait-objet-tant-hargne-907138.html
(24) – Entretien réalisé par l’auteur avec Ahmed Boumeker.
(25) – Liliane Kuczynski and Élodie Razy, « Anthropologie et migrations africaines en France : une généalogie des recherches », Revue européenne des migrations internationales [Online], vol. 25 – n°3 | 2009, Online since 01 December 2012, connection on 26 November 2013. URL : http://remi.revues.org/4988
(26) – Idem
(27) – Béatrice Collignon, « Note sur les fondements des postcolonial studies « , EchoGéo [En ligne], 1 | 2007, mis en ligne le 06 mars 2008, consulté le 08 décembre 2013. URL : http://echogeo.revues.org/2089 ; DOI : 10.4000/echogeo.2089
(28) – Laetitia Zecchini, « Les études postcoloniales colonisent-elles les sciences sociales ? », La Vie des idées, 27 janvier 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/ Les-etudes-postcoloniales.html
(29) – Maria Mamagardi, « L’achac, un modèle d’intégration », 4 février 2012, consulté le 26 novembre 2013 : http://www.liberation.fr/societe/2012/02/04/l-achac-un-modele-d-integration_793587
(30) – Gérard Noiriel, Chocolat clown nègre. L’histoire oubliée du premier artiste noir de la scène française, (Paris : Bayard, 2012), p.237
(31) – Voir l’article de Louisa Zanoun page 43
(32) – Entretien de l’auteur avec Evelyne Ribert.
(33) – « Les lieux de mémoire, ce sont d’abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l’appelle, parce qu’elle l’ignore. (…) Musées, archives, cimetières et collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les buttes témoins d’un autre âge, des illusions d’éternité. (…) » Pierre Nora, sous la direction de. Les lieux de mémoire, vol. 1, Paris, Quarto-Gallimard, 1997.
(34) – Joseph Confavreux, Carine Eff & Philippe Mangeot, « L’histoire est un sport de combat, entretien avec Gérard Noiriel », Vacarme n°32, été 2005, accessible en ligne, consulté le 26 novembre 2013 : http://www.vacarme.org/article478.html
(35) – 10 mai 2001.
(36) – 29 janvier 2001.
///Article N° : 12041

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