Lire en été 11 : Notre quelque part

Entre histoires de pouvoir et pouvoir des histoires

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L’été est souvent l’occasion de prendre davantage le temps de lire. Africultures, jusqu’en août, vous conseille chaque semaine quelques œuvres parues ces derniers mois et de grands entretiens.
Notre quelque part, le premier roman de l’auteur ghanéen Nii Ayikwey Parkes, vient de recevoir le prix de la meilleure œuvre traduite de l’année (1). Sa traductrice, Sika Fakambi, ayant déjà reçu en juin le Prix Baudelaire de la traduction de la Société des Gens de Lettres. De nombreuses critiques louent la langue employée, à commencer par celle d’Alain Mabanckou saluant la façon dont l’auteur mêle « avec délicatesse le pidgin, les langues maternelles de son village et l’anglais le plus soutenu (2) « . Ici, c’est la célébration des pouvoirs de la fiction elle-même dans cette œuvre que nous souhaiterions analyser. À mi-chemin entre récit légendaire, fable politique et roman policier, Notre quelque part interroge en effet les pouvoirs des histoires dans nos sociétés.

Notre quelque part, c’est d’abord ce village isolé, près de Tafo (« Nous étions à notre quelque part quand elle est arrivée (3) « ), dans lequel une jeune femme portant « une façon de jupe petite », maîtresse d’un ministre, fait une macabre découverte dans la case de Koffi Atta, générant une enquête de police de grande ampleur, requérant les services médico-légaux de Kayo, jeune diplômé de l’université anglaise, n’ayant trouvé, de retour au Ghana, qu’une place médiocre en lien avec l’Agence ghanéenne de normalisation. Mais « notre quelque part », c’est aussi ce lieu, non-lieu, à l’exacte intersection entre deux lieux que tout oppose, Accra, la capitale, et le village d’une part ; deux narrateurs, d’autre part, Opanyin Poku, le vieux chasseur et Kayo, le jeune scientifique, prenant chacun en charge deux mondes et deux genres tout aussi éloignés, le monde des proverbes avec ses récits légendaires et celui des questions, celles du roman policier : « Toutes tes questions auront une vie bien plus longue que la mienne. Nous avons bu, et bientôt nos plats vont arriver. Laisse-moi te raconter mon histoire (4) « , dit le vieux chasseur à Kayo. Tandis que Garba, le second de Kayo, s’exclame : « Vous nos Aînés là, vous êtes en train de nous faire danser ici présentement. On vous pose les questions et vous nous donnez un proverbe (5) « .
La relance perpétuelle de l’attention du lecteur pour l’intrigue policière repose essentiellement sur l’identification de la masse sanglante découverte sur la natte de la case de Koffi Atta. Tour à tour qualifiée de « bébé mort », de « matière placentaire », de « restes humains », ce sont surtout les accumulations de périphrases mystérieuses (« cette chose gisant au milieu de la natte (6) « , « la chose qui ressemblait à un petit otwe qui vient de naître (7) « ) qui maintiennent le fil du polar. Cette identification pourtant, pourrait s’avérer vaine : « comme disent toujours nos Sages, ce n’est pas le nom qui change la nature de l’animal (8) « . C’est que le polar lui-même tend parfois à s’effacer tant semblent compter dans l’œuvre le déploiement des légendes mais aussi le goût de l’oralité et le plaisir des mots, dont le vieux chasseur n’a pas seul le secret : « voilà que je reçois un coup de fil de la criminelle, qui me demande mon aide pour résoudre une affaire. Chaley, moi bien sûr j’excite bassa bassa, mais quand même je la joue cool et je dis au type qu’il faut que je demande à mon chef (9) « , raconte Kayo.
À la manière de Rue Félix Faure, l’anti-polar (10) de Ken Bugul, dans lequel « le corps découpé du lépreux », objet du meurtre pourtant, « ne représente rien d’intéressant », « c’est l’histoire derrière l’histoire qui est intéressante (11) « , Notre quelque part enchevêtre les « histoires », et partant les versions des faits. Mais celles-ci n’ont rien de témoignages discordants. Le lecteur se trouve sommé de choisir (ou précisément de ne pas le faire) entre les deux visions du monde proposées : « Les gens disent qu’il n’y a rien d’autre que ce qu’on ne voit, mais il est vrai aussi qu’il n’y a rien d’autre que ce qu’on ne voit pas (12) « . Chacune de ces versions ouvre en tout cas la voie d’une esthétique nouvelle, consacrant le roman comme œuvre-somme, réfléchissant les manières de dire. Dès l’incipit, Yao Poku ne nous avertissait-il pas déjà ? « Les ancêtres disent que la vérité est courte mais […] si l’histoire est mauvaise, alors même la vérité va s’étaler comme un crapaud écrasé par une voiture (13) « . Le roman entreprendra alors de placer le plaisir de l’histoire avant la vérité. L’oralité, l’humour, la truculence du personnage du chasseur, grand amateur de vin de palme et de proverbes, celle de Garba, chargé de seconder Kayo et passant son temps à « regarder les femmes des gens (14) « , tous ces éléments visent un évident plaisir du texte, des mots et de leur déploiement infini. Qui donc de l’inspecteur général Donkor réclamant un « rapport complet… Style Les Experts(15) », c’est-à-dire une histoire pour les journaux d’envergure internationale, du vieux chasseur narrant l’histoire de Kwaku Ananse, ou du jeune Kayo cherchant à « délivrer aux gens des réponses scientifiques, des réponses dignes de ce nom (16) «  en accumulant méticuleusement échantillons, mesures et témoignages, aura le dernier mot ? Le jeune expert, par son double nom, son nom traditionnel, Kwadwo, utilisé par les anciens du village, et son nom modernisé depuis son passage en Angleterre, Kayo, incarne d’ailleurs les tiraillements de ce Ghana pris entre tradition et modernité, parfaitement reflété par ce roman pris entre deux esthétiques. Ainsi Notre quelque part, de rebondissements en rebondissements et de fausses pistes en ramifications, au-delà du plaisir de s’épanouir pour le ravissement du lecteur, pose-t-il aussi de façon incessante la question suivante : sur « cette Terre, mon frère » (expression utilisée comme un leitmotiv (17)), autrement dit cette société où le pouvoir et la corruption gangrènent les relations humaines et où des hommes tels Donkor « ne vous accord[ent]de jouir de vos droits civiques qu’au gré de leur fantaisie (18) », que peuvent la sagesse des Anciens et l’envolée des oiseaux ?

(1)Nii Ayikwey Parkes, Notre quelque part, 2009 ; Zulma, 2014 pour la traduction française. Prix attribué par la Maison des écrivains et des traducteurs de Saint-Nazaire.
(2)http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2774p078.xml1/.
(3)Ibid., p. 14. Expression reprise à la fin du roman : « Nous étions à notre quelque part quand c’est arrivé », ibid., p. 261.
(4)Ibid., p. 173.
(5)Ibid., p. 269.
(6) Ibid., p. 117.
(7) Ibid., p. 121.
(8)Ibid., p. 121.
(9)Ibid., p. 57.
(10)Voir notre article http://laplumefrancophonee.wordpress.com/2007/03/01/ken-bugul-rue-felix-faure/.
(11) Ken Bugul, Rue Félix-Faure, Paris, Editions Hoëbecke, collection « Etonnants voyageurs », 2005, p. 83.
(12)Ibid., p. 298.
(13)Nii Ayikwey Parkes, Notre quelque part, ibid., p. 13.
(14)Ibid., p. 214.
(15)Ibid., p. 102.
(16)Ibid., p. 65.
(17)En écho à l’épigraphe du poète Kofi Awoonor reprenant un poème du même nom : « Sur ce monceau de fumier nous cherchons parmi les décombres notre talisman d’espoir ».
(18)Ibid., p. 157.
///Article N° : 12326

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