Le Code noir de 1685 : un historien pris au piège de l’Histoire

Réflexions à propos de la polémique guadeloupéenne suite au travail historique de Jean-François Niort

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Le Code noir de 1685, sous le règne de Louis XIV, qui codifiait pour la première fois l’esclavage français, n’en finit pas d’alimenter des polémiques et d’enflammer la mémoire ancestrale et le ressentiment envers l’indifférence, voire la condescendance et le racisme de la part des anciens colons et colonisateurs. Parmi ces polémiques la dernière en date a éclaté récemment en Guadeloupe, le pays de Saint John Perse, un Département d’Outre-mer (DOM) des Antilles françaises.

C’est entre certains militants guadeloupéens  » nationalistes  » (1) et l’historien français du droit Jean-François Niort et ses défendeurs que la polémique fait rage suite à la diffusion de ses recherches sur le Code noir sur base d’archives guadeloupéennes qui ramassaient d’épaisses couches de poussière sans que les historiens s’y intéressent. Jean-François Niort habite depuis 18 ans en Guadeloupe et est un militant anticolonial actif en faveur des revendications de réparations pour l’esclavage et la colonisation. C’est donc en principe un ami de ces militants nationalistes, mais un ami français de France, solidaire de leur cause. C’est sur ce terrain émotif que se joue le drame de l’incompréhension.
Le quotidien indépendant français en ligne Médiapart avec son ‘Club’ actif de membres bloggeurs a pris l’heureuse initiative de signaler des débats importants, qui ne peuvent tous être traités par sa rédaction, en invitant des spécialistes à écrire un billet de blog mis alors en exergue à la Une du journal et souvent suivi de contributions par d’autres membres. C’est ainsi que je base mes réflexions sur trois billets parus dans l’espace de quelques jours sur le site du Club de Médiapart. D’abord une déclaration d’associations guadeloupéennes sur « Le racisme ordinaire en Guadeloupe » qui dénoncent l’historien sur le blog de Jean-Pierre Anselme en l’accusant de révisionnisme.2 Puis sur le blog des Invités de Médiapart une réponse par Caroline Oudin-Bastide, historienne de l’esclavage aux Antilles françaises, en défense de l’historien Jean-François Niort, intitulé « Esclavage : la mémoire contre l’histoire ?  » (3).Et enfin une charge à haute tension de Jacky Dahomay : « Dénonçons la fatwa contre Jean-François Niort » contre Danik Zandwonis, militant guadeloupéen qui aurait menacé M. Niort.4 C’est surtout la teneur de ce dernier billet et l’idée d’une science ‘objective’, apolitique, mise à mal par la politique et le militantisme qui m’ont incité à écrire ces réflexions.
Je suis une outsider dans ce débat. Mais je connais et ai vécu ce genre de polémiques et peux comprendre que les émotions se déchaînent des deux côtés. En cherchant des sources primaires j’ai trouvé la réponse du 4 avril 2015 par M. Jean-François Niort à une lettre lui étant adressée la veille par M. Danik Zandwonis (5) que le premier a rendu publique (6).Ce qui m’importe est la teneur du dialogue.  » Le Code noir ne déshumaniserait pas (totalement) l’esclave ?  » Il s’agit d’un nouvel ouvrage de M. Niort sur des aspects juridiques du Code noir (CN) de 1685 dans lequel « il développe l’idée qu’il existe dans le Code noir une coexistence de la réification juridique de l’esclave (il est un bien meuble) et de son humanité (sa capacité de raisonner et de prendre des initiatives est reconnue puisqu’il peut par exemple gérer un  » négoce  » ou  » tenir boutique  » pour le compte de son maître, il doit être baptisé et catéchisé, c’est-à-dire être intégré dans la religion commune, il a accès au mariage, toutes dispositions juridiques qui ne serait pas applicable à un animal). Cette coexistence, explique J.-F. Niort, n’est pas contradictoire au regard du droit du XVIIe siècle dans la mesure où celui-ci disjoint l’humanité (au sens de la reconnaissance de l’esclave en tant qu’homme) de la personnalité juridique réservée aux hommes libres« . (Caroline Oudin-Bastide, op.cit.) L’esclave n’y serait donc pas totalement’déshumanisé’.
C’est cette interprétation plus’humaine’ du CN qui fait sursauter certains Guadeloupéens dont M. Danik Zandwonis dans sa lettre du 3 avril (7).Dans laquelle il écrit : « N’oublies pas, que nous sommes dans un pays ENCORE sous domination coloniale, que tu es un BLANC FRANCE et que du côté des militants et patriotes TOUT est vu perçu et analysé selon cette grille, qui n’est pas la tienne. Donc en résumé quand tes travaux VONT malgré toi  » dans le sens des thèses anticolonialistes « , (réparations) tu es le  » bienvenu  » mais dès que même au nom de l’étude historique, tu abordes sans précaution des sujets sensibles tu t’exposes a des réactions très dures, et je ne crois pas que cela changera. Mais tu n’es pas le seul historien à être  » ciblé  » ; d’autres comme Regent, Belenus… sont dans NOTRE collimateur. Je termine en te disant, que tes travaux, tes recherches, ne peuvent en AUCUN CAS être perçus comme ils pourraient l’être en FRANCE. Nous les militants, nous sommes en guerre sur le plan idéologique CONTRE TOUT le système colonial français, sa pensée, sa prétendue  » objectivité scientifique « , sons système éducatif, sa vision réductrice de l’histoire, coloniale, ses mensonges, ses contrevérités« .
C’est fort, mais loin d’être rare, du moins dans mon expérience de polémiques du même genre en Afrique. Là une telle réaction n’était – ou n’est – pas forcément le fait’d’ayatollahs tropicaux’ ou des indépendantistes’fascistes’ comme l’écrit Jacky Dahomay. Au contraire. Étant donné que l’Histoire était écrite pratiquement uniquement par des Occidentaux et le plus souvent lourdement biaisée, le rejet de travaux d’historiens occidentaux était très courant et ils étaient de toute façon considérés sujets à révision par des historiens africains ou à vision postcoloniale. Si l’on considère, par exemple, combien de travaux d’historien il reste encore à faire en Afrique du Sud pour corriger l’histoire hautement falsifiée enseignée par les Blancs et pour inclure l’histoire proprement africaine et d’un point de vue africain, on ne peut guère donner tort aux irritations et rejets de la part des étudiants et académiques africains que j’ai connue déjà dans les années 1960-1970 quand je faisais moi-même des études dans un coin d’Afrique en pleine décolonisation, et ensuite en tant que professionnelle africaniste.
Blessures encore vives contre grille de lecture ‘scientifique’ ?
Mais voyons l’exposé de J.-F.Niort dans lequel il réagit point par point à la – courte – lettre de M. Danik Zandwonis. En lisant on a l’impression d’un dialogue de sourds classique entre intellectuel et militant. Aussi un mot comme’humanité’ a – évidemment – une signification différente pour ceux chez qui « le Code noir (CN) et l’esclavage sont encore des blessures vives dans notre mémoire active » (Zandwonis) et d’autre part pour l’historien spécialiste de droit qui analyse froidement un texte historique. De même un mot comme’déshumaniser’ qui est employé et ressenti vivement par des descendants d’esclaves et de colonisés dans le monde entier, mais que M. Niort rejette presque d’un revers de la main puisque le Code noir laisse, dans sa lecture, encore quelques traits’humains’ aux esclaves, de manière à ce que ces derniers n’avaient pas totalement le statut d’animaux ou de choses. Autrement dit l’esclavage était, dans ses mots, l’exploitation « de l’homme par l’homme » et non pas de l’animal/la chose par l’homme. Cependant, dans le contexte d’une déshumanisation (ou aussi’choséification’) bien réelle, et évidemment de l’homme par l’homme, la différence sémantique faite par Niort semble plus à une argutie qu’à un point essentiel d’interprétation historique.
M. Niort raisonne également que par rapport au Code noir de 1685 des textes postérieurs étaient en fait’pires’ sur ce plan. Il conteste donc que : « le CN est le texte juridique ‘LE plus monstrueux des temps modernes‘« , comme le disent les militants mémoriels guadeloupéens. Car il y a eu une « progression dans l’horreur ». Bien, mais qu’en ont à faire des militants guadeloupéens de cette progression, doivent-ils absoudre partiellement ceux du XVIIe siècle ? Le Code noir reste le code fondateur de l’esclavage. Et après tout, tout en ayant leur place dans des traités scientifiques, on sait très bien que, dans la compréhension et les pratiques populaires et politiques, le trop de’nuances’ est trop souvent instrumentalisé pour diluer le crime et les culpabilités.
Bref, même si sa grille de lecture historico-juridique ne serait pas biaisée ou ‘révisionniste’, l’agacement de M. Niort est typique pour l’intellectuel qui – il faut oser l’avouer – ne porte pas dans sa mémoire familiale et culturelle ces blessures mémorielles. Dans ce sens c’est une vieille histoire entre intellectuels soi-disant’objectifs’ et les gens qui ont vécu l’horreur dans leur chair, et continuent à la vivre dans le ressenti des rapports de force de type colonial/colonisés entre la métropole et les DOM-TOM, que M. Zandwonis invoque. Le vécu d’aujourd’hui, serait-il’moins grave’ que le vécu des ascendants respectivement au 17e, 18e ou 19me siècles ? Bien sûr. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? La déshumanisation d’une part et la liberté de l’autre se diviseraient donc en petites parcelles ? Le racisme d’aujourd’hui serait-il plus acceptable puisque’moins grave’ dans ses effets qu’hier ?
Le piège de la ‘blanchitude
En d’autres mots cette’objectivité’ scientifique telle qu’invoquée par M. Niort dans sa défense, ressemble furieusement, émotionnellement, à ce que les coloniaux, le régime de l’apartheid ou aujourd’hui Israël ou les nostalgiques du colonialisme ont l’habitude de raconter aux opprimés avec toute la certitude de leur supériorité autoproclamée : vous n’étiez/vous n’êtes pas si mal que ça, voyons, en comparaison à…..
On le voit clairement dans la condescendance croissante de la part de M. Niort qui, à mon avis, devient franchement insupportable à la fin de son papier. Manifestement il se sent blessé dans ses intentions solidaires, mais n’empêche. Beaucoup de Blancs bien intentionnés – intellectuels, ‘coopérants’ ou autres – trébuchent contre la même pierre de l’inconscient colonial qu’on appelle aussi celle de la ‘blanchitude’. Doit-on vraiment en blâmer les ‘autres’ ?
Évidemment, tout doit être question de débat et ne devrait pas mener à des’fatwas’ et encore moins à la violence, comme le craint Jacky Dahomay. Mais étant moi-même intellectuelle ayant travaillé dans des contextes d’une sensibilité pareille, je crois que ce dialogue-ci est mal emmanché à cause de ce qui manque trop souvent cruellement dans les tours d’ivoire des’sciences’, que ce soit historique, anthropologique ou d’autres sciences humaines : le respect et l’humilité. Il faut connaître le poids – parfois très lourd – des mots et des perceptions. M. Zandwonis a sans doute raison quand il dit  » tes recherches, ne peuvent en aucun cas être perçues comme ils pourraient l’être en France « .
C’est pour cela qu’il faudrait aussi prévoir de possibles abus qui pourraient être faits de telles études, ne fut-ce dans l’opinion publique – et de là par la classe politique en France. Déjà on trouve sur internet des comparaisons qui indiqueraient que le Code noir français était moins terrible – plus ‘humain’? – que d’autres codes comparables de l’époque. Mais quelle différence pour les victimes ? Quelle différence pour la mémoire de leurs descendants ? Comment cela pourrait être interprété, par exemple dans le cadre des revendications de réparations ? Que les Français étaient’plus humains’ et’donc’ devraient payer moins que les Anglais, les Américains ou les Hollandais ? Quid si demain on découvre que les bateaux négriers des armateurs de Bordeaux étaient moins – ou plus -‘inconfortables’ que d’autres ? Et ainsi de suite. Pour une opinion publique européenne encore en plein déni de ses responsabilités historiques et des horreurs de la Traite, de l’esclavage et du colonialisme, tout est bon pour se dédouaner.
Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire l’ouvrage de M. Niort et veux bien croire que c’est un bon travail sur des archives encore non-exploitées jusqu’ici. Mais il me semble que ce genre d’études devrait au moins inclure le point de vue des victimes. Le temps que les historiens pouvaient faire abstraction des humains et leurs perceptions, même celles des temps présents, est révolu. Le point de vue objectif n’existe pas. La science’value free‘ non plus. Le titre du billet de Mme Oudin-Bastide’la mémoire contre l’histoire ?’ est un non-sens ; on ne peut contraster ou faire concurrencer l’une et l’autre. La science historique moderne ne se limite plus à l’étude de vieux documents puisés dans des archives poussiéreuses, aussi passionnants qu’ils soient. La mémoire fait partie de l’histoire, elle en fournit le contexte, l’humain. Même s’il faut l’interpréter le mieux possible en utilisant les méthodes de l’histoire orale. Mais là la position objective de l’historien vis-à-vis de son sujet ne facilite effectivement pas toujours le travail, ni son acceptation. Quand bien même nombre d’historiens occidentaux conscients de cela, qui ont abordé des sujets d’histoire africaine avec autant de finesse et d’empathie que de métier, n’ont jamais été contestés en Afrique.
Ce qui étonne en lisant M. Niort, c’est qu’il ne semble aucunement avoir prévu les réactions et qu’il refuse, du moins dans ce papier, de répondre au fond des critiques. Est-il vraiment sûr qu’il n’y a que les’nationalistes’ guadeloupéens – et d’ailleurs – qui éprouvent ce genre de sentiments envers cette étude ?
Réponse à des commentaires évoquant une démarche scientifique ‘ »nattaquable »
Un lecteur de Médiapart, M. Avellino, commente :  » ses recherches [de M. Niort]sont des recherches historiques avec une méthodologie et un rendu qui correspond à la façon de faire de l’histoire dans l’université avec une qualité scientifique… il essaie tant bien que mal de faire comprendre qu’un travail scientifique ne peut pas être attaqué au nom d’une lutte politique. Et qu’une lutte politique qui attaquerait un travail scientifique autrement que sur une base scientifique risquerait de se décrédibiliser… À aucun moment Zandwonis ne semble comprendre les tenants et les aboutissants de cette démarche. Il n’évoque même pas le principe de cette démarche historique pour en discuter. Il reste sur son biais politique, et relance systématiquement dans ce sens… Comment la politique peut-elle se fonder en dehors de l’histoire, de l’histoire détaillée et étudiée, avec des résultats scientifiques ? « (8)
C’est la critique classique d’intellectuels formés dans les universités européennes. A aucun moment M. Niort ne s’ouvre aux arguments de M. Zandwonis, pour lui il est suffisant de démontrer que sa démarche à lui est ‘scientifique’ contrairement à celle de ses critiques. C’est la vieille idée de la science virginale, au-dessus de la mêlée, qui ne doit rendre des comptes qu’à ses pairs et surtout pas à ‘la politique’. À partir de mes multiples expériences africaines, aussi bien académiques que politiques, je ne peux que répondre comme suit.
« Tu abordes sans précaution des sujets sensibles« , dit Zandwonis à Niort avant de référer aux réductionnismes et contre-vérités de l’historiographie coloniale. Il ne dit pas que la politique doit se fonder en dehors de l’histoire ou en déterminer l’interprétation ; il dit qu’il faut de la’précaution’ car c’est bien cela que l’Occident colonial a fait et enseigne encore toujours. Et il a raison. De nos jours, un intellectuel ne devrait plus être sans savoir que ce sont les intellectuels occidentaux, les Orientalistes, Africanistes et autres – y compris Karl Marx dans son historicisme – qui ont construit les images des colonisés qui ont servi de justification à la domination occidentale du monde, à leur auto-proclamée supériorité et leur vocation’civilisatrice'(9).. Pire : ce sont encore toujours les images issues de ces travaux hautement eurocentriques, souvent carrément falsifiées (les terres africaines auraient été largement’vacantes’…) ou biaisées (l’idée des ethnies bien séparées et antagonistes, de’sociétés fermées’ au monde extérieur alors que c’est la politique coloniale qui les séparait et les’fermait’ en restreignant la mobilité et les interactions) de ces chercheurs qui informent encore toujours l’idée que les peuples européens ont des’Autres’ et qui se perpétuent dans l’enseignement, souvent insidieusement.
Si Nicolas Sarkozy pouvait’innocemment’ dire aux Africains, dans son discours de Dakar de 2007, qu’il les aiderait à’entrer dans l’histoire’, d’où tiendrait-il cette idée ?
Si le Pr Jan Vansina, historien africaniste renommé, a pu calculer que sur le territoire du Congo ex-belge (je suis belge) la population avait diminué  » d’au moins la moitié  » entre 1800 et 1920 (10)- d’autres chercheurs estiment qu’approximativement 10 millions de Congolais ont disparus pendant la période de 1885 à 1908 quand le Congo était la propriété privée du roi Léopold II, dite l’État indépendant du Congo -, comment se fait-il que si peu de Belges connaissent ces chiffres de crimes abominables, de véritable génocide à notre intention et bénéfice, que les enfants n’en apprennent toujours rien – et très peu sur l’époque coloniale – et que Léopold II, le « roi bâtisseur » (avec l’argent du Congo…) a encore ses statues et est admiré en Belgique ? En fait c’est pire : déjà du temps du règne de Léopold II des témoins parlaient de plusieurs millions de morts dans les exactions et ‘expéditions punitives’ gravées dans la mémoire des Congolais…
C’est un exemple dans l’autre sens qui ne fait que confirmer l’argument : aussi rigoureuses que puissent être les études, aussi renommées leurs auteurs, dans les (ex-)métropoles et en Occident en général on prendra encore toujours ce qui sert au déni du passé, et on tait ce qui ne plaît pas. Même si l’on ne peut complètement taire une étude qui révèle tant soit peu la réalité de l’horreur et des crimes, on tentera de trouver ‘la petite bête’, une interprétation alternative, un mot, une terminologie, on fera feu de tout bois pour la renier ou d’en sortir une image plus ‘nuancée’, lire positive.
Ce ne sont pas les victimes et leurs descendants qui falsifient l’histoire dans un souci de victimisation ou de revanche – ils n’en ont tout simplement pas besoin : même sous-estimée l’histoire de leur oppression et leur déshumanisation est assez abominable. Ce qu’ils veulent c’est empêcher que leur histoire ne se falsifie encore davantage, que la dignité des ancêtres ne se souille davantage, que la vérité sorte peu à peu au grand jour de sorte qu’en fin de compte l’Occident puisse – ou sera obligé de – s’avouer et vivre avec son passé. Alors il y aura une chance de se libérer du racisme et de la domination, une chance pour l’égalité et la souveraineté. Ils veulent que les historiens fassent fort attention à ce qu’on ne puisse utiliser leurs études à des fins de déni qui reviennent le plus souvent effectivement au révisionnisme, même si ce n’est pas l’intention de l’historien lui-même.
Pour revenir à l’étude de M. Niort : si le Code noir inclut, entre autres, la conversion religieuse des esclaves, serait-ce vraiment en reconnaissance de leur humanité ? Ou plutôt pour’pacifier’ et mieux dominer comme était la tâche principale explicite – et bien documentée – des missionnaires et seigneurs dans toutes les colonies, une pratique initiée par les Espagnoles dans les Amériques avant la proclamation du Code noir et sûrement dans l’air du temps au XVIIe siècle ? Je ne suis pas à même d’argumenter différentes hypothèses, mais pose simplement la question s’il est si difficile de voir que le travail de M. Niort a bien une portée politique et que la précaution qu’appelle M. Zandwonis de ses vœux n’est pas superflue ?
Quelle précaution ? Un exemple africain
Voici un exemple vécu. J’ai aussi une licence en histoire, avec l’accent sur l’histoire d’Afrique, et ai participé à des recherches anthropologiques, mais je suis en premier lieu linguiste africaniste, donc de langues africaines. (Un des sujets d’études était du reste l’histoire orale, comment la collecter et interpréter. L’histoire orale étant, ensemble avec l’archéologie, l’anthropologie, la botanique etc., la source principale de l’histoire africaine. Sa matière première consiste de traditions orales qui appartiennent donc à ce que l’on appelle dans ce dialogue guadeloupéen-français’la mémoire’. Les méthodes de l’histoire orale sont bien scientifiques, affinées et testées depuis de longues années, entre autres par le Pr Vansina. Si M. Niort – ou un collègue – en incluait dans ces études pour aborder le point de vue des esclaves à l’égard de ces dispositions plus ‘humaines’ du Code noir de 1685 et des durcissements postérieures, les choses se présenteraient sûrement différemment…)
Les francophones diront peut-être que la langue n’est pas un sujet susceptible à susciter des grandes polémiques ? Peut-être moins en France, où le français et en particulier l’un de ses dialectes s’est imposé de longue date. Bien que… demandez aux Bretons, aux Basques, aux Corses… ou aussi à l’Académie française ou aux rédacteurs de l’Atlas des patois et dialectes du français qui en savent aussi quelque chose de critiques pas purement ‘linguistiques’. Mais en Afrique – comme du reste aux Antilles – on évolue dans un environnement multilingue. Ce qui plus est, où la langue coloniale n’est la langue primaire que d’une petite minorité (généralement la classe dominante, la possession d’une connaissance parfaite de la ‘bonne langue’ étant alors primordiale pour l’appartenance à cette classe.)
Quand je travaillais à l’université de Mozambique, quelques années après l’indépendance, nous avons fait une enquête dialectologique et dressé une carte linguistique du pays (les Portugais n’avaient rien fait dans ce domaine et pour cause…). Il s’avérait que le Mozambique n’a pas des dizaines de langues différentes comme il avait été dit, mais quatre groupes de dialectes, donc en principe quatre langues consistant chacune d’un ensemble de dialectes mutuellement compréhensibles. L’idée d’une quantité ingérable de langues africaines – une idée bien coloniale correspondant au prétendu grand nombre d’ethnies distinctes – avait été le motif ostensible pour imposer comme seule langue officielle le portugais(11). Mais les degrés de compréhension mutuelle dans chaque ensemble linguistique qui sortaient de nos recherches ouvraient en théorie la possibilité d’en réduire le nombre par la standardisation (comme il a été fait pour les patois et dialectes du français) pour leur usage dans l’enseignement et par l’Etat(12).Un journaliste s’est intéressé à nos travaux et est venu m’interviewer. Le lendemain matin l’article occupait la une du principal quotidien, avec même une esquisse de la carte dessinée par moi à la main, qu’ils n’avaient pas eu le temps de convertir en une petite carte convenable, tellement ils étaient pressés de publier leur’scoop’. À mon étonnement… jusqu’à ce que je recevais des coups de fil furieux de membres du gouvernement et des visites dans mon bureau disant que j’étais complètement irresponsable ! C’est tout juste qu’ils ont bien voulu m’inviter à dialoguer au lieu de me mettre dans le premier avion vers l’Europe.
Alors j’ai compris les enjeux. Le tribalisme avait empoisonné la lutte de libération et fut l’arme la plus redoutable des colonisateurs portugais pour empêcher que les gens fassent cause commune. La fameuse politique de diviser pour régner. Ce même tribalisme – ou’nationalisme’ exclusif – était de nouveau l’instrument idéologique principal de la’guerre civile’ – en réalité instiguée, financée, entraînée et organisée par le régime de l’apartheid voisin – dans ces années-là. Notre innocente carte linguistique pourrait donc servir à des buts bien nocifs pour l’unité nationale et desservir le combat contre les desseins déstabilisateurs de Pretoria. Comme, à vrai dire, elle pourrait servir aussi à l’unité nationale, mais à condition d’une politique culturelle, d’enseignement etc. bien réfléchie d’émancipation de langues et cultures moins considérées par le passé (p.ex. en dehors des grandes villes et ports) et donc à des fins d’égalité. Or, une telle politique n’existait pas encore… ni les données et la réflexion pour y arriver. J’aurais donc effectivement dû observer plus de précaution et ne pas jeter nos travaux en pâture ainsi.
J’ai donc fait un rapport sociolinguistique – en principe pas ma spécialité – contenant des observations entre autres sur des situations d’oppression et de discrimination par la langue, l’usage des langues dans les cours de justice, l’administration, l’enseignement etc. En d’autres mots : des éléments pour la politique. Plus tard nous avons fait la même chose – en beaucoup mieux parce qu’on avait plus de données et des interlocuteurs politiques plus ouverts à des options novatrices – pour l’Afrique du Sud ce qui a abouti à la politique linguistique et culturelle actuelle, entérinée dans la constitution sud-africaine connue comme particulièrement progressiste.
Si j’avais réagi comme M. Niort sous l’attaque, initialement bien agressive, des politiques quand nos travaux paraissaient à la une du quotidien, j’aurais peut-être été acclamée et défendue par la communauté linguistique et en Occident, car du point de vue scientifique le travail était impeccable. Mais impossible de dire quelles en auraient été les retombées. Sûrement elles n’auraient pas été, en fin de compte, aussi positives et gratifiantes dans deux pays.
La recherche à vocation apolitique est un mensonge qui ne pouvait s’entretenir dans nos universités qu’aussi longtemps que l’Occident avait le monopole des sciences et leur application. Le choix du sujet possède déjà des considérations politiques implicites de la part du chercheur, de son institution et surtout des bailleurs de fonds. Les méthodes, les interprétations : ce serait faux de dire qu’elles sont libres de dimensions politiques. Fernand Braudel ou Marc Bloch ne faisaient pas de l’histoire comme Alexis de Tocqueville. Puis il y a l’usage qu’on en fait et ses retombées dans la conscience du public. Il ne faut pas se leurrer.

Hélène Passtoors

(1) Sans doute conscients de sa petite taille et sa vulnérabilité dans cet ‘arrière-jardin’ des Etats-Unis et au rouleau compresseur de la mondialisation, la majorité des citoyens guadeloupéens préfèrent jusqu’ici rester adossés à la France. Ce qui n’empêche de fréquentes nouvelles attestant une ambiance de racisme quotidien de la part des classes d’anciens colons, des sentiments anticoloniaux et l’existence de groupes de militants ‘nationalistes’ d’autant plus véhéments qu’ils n’arrivent pas à gagner la majorité à la cause indépendantiste.
(2) http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-pierre-anselme/260315/racisme-ordinaire-en-guadeloupe
(3) http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/310315/esclavage-la-memoire-contre-l-histoire
(4) http://blogs.mediapart.fr/blog/jacky-dahomay/060415/denoncons-la-fatwa-contre-jean-francois-niort
(5) M Danik I.Zandwonis – orthographe créole – est la même personne que Dannick Zandronis dont parle Jacky Dahomay.
(6) http://creoleways.com/2015/04/04/esclavage-et-reparations-jean-francois-niort-repond-a-danik-i-zandwonis/
(7) http://creoleways.com/2015/04/03/esclavage-et-reparations-jean-francois-niort-juge-trop-blanc-pour-parler-du-code-noir/
(8) Une première version de ce papier fut publiée sur mon blog de Médiapart, en libre accès, le 7 avril 2015. On peut y consulter également les commentaires.
(9) Lisez p.ex. la défense du colonialisme par Jules Ferry dans l’Assemblée nationale en 1885, l’année de la Conférence de Berlin et du partage d’Afrique. http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-moments-d-eloquence/jules-ferry-1885-les-fondements-de-la-politique-coloniale-28-juillet-1885 Pour les ‘fictions’ de l’Afrique et des Africains, voir les travaux du philosophe et philologue Valentin Mudimbe, tels que ‘The Idea of Africa’ (1994) ou ‘The Invention of Africa’ (1988).
(10) Adam Hochschild, ‘Les fantômes du roi Léopold, un holocauste oublié‘, éditions Belfond, 1998, 440p.
(11) //africultures.com/php/?nav=article&no=1250. Et la question cruciale de langues et développement: //africultures.com/php/index.php?nav=livre&no=10747&texte
(12) Le Mozambique reconnaît maintenant 43 langues africaines ‘nationales’, tandis que l’Afrique du Sud, par exemple, avec au moins autant de variation linguistique ne reconnaît que neuf langues africaines nationales, toutes standardisées et officielles (en plus de l’anglais et l’Afrikaans). Cela montre que, dans la pratique, la reconnaissance en tant que ‘langue’ – chacune ayant ses dialectes et patois – dépend autant de facteurs historiques, sociaux, politiques et géographiques que purement linguistiques. La standardisation est une décision politique et semble actuellement à l’essai pour un nombre réduit de langues mozambicaines introduites dans l’enseignement. Voir : http://fr.globalvoicesonline.org/2011/06/26/70638////Article N° : 12934

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