Marc Alexandre Oho Bambe ou la littérature comme transfiguration

Print Friendly, PDF & Email

Membre fondateur du Collectif On A Slamé Sur La Lune, Marc Alexandre Oho Bambe, parfois mieux connu sous le nom de Capitaine Alexandre est un slameur, auteur des recueils poétiques ADN (Afriques Diaspora Négritude) en 2009 et Le Chant des possibles qui a obtenu en 2014 le prix Verlaine de l’Académie française. Son dernier ouvrage, Résidents de la République, « essai poétique, philosophique, politique  » vient de paraître aux éditions La Cheminante. Exploration du parcours de l’auteur à travers ses œuvres publiées.

L’ensemble de l’œuvre publiée de Marc Alexandre Oho Bambe est marqué par de nombreuses dimensions : les valeurs de solidarité, de paix et d’amour, l’humanisme, les questionnements identitaires, le lyrisme, la question de la transmission, l’engagement (il s’agit en effet pour lui de « bouleverser le désordre du monde(1) « ), mais nous tenterons de mettre ici à jour quelques traits de la poétique qui vient l’unifier, en cherchant d’abord à identifier une forme de trajet dans l’œuvre, puis en mettant en relief une poétique de l’hommage – l’acte citationnel, notamment, étant envisagé comme pragmatique, comme véritable action sur le monde, permettant enfin d’envisager la littérature dans ses pouvoirs de transfiguration de soi, des lieux et du monde.
« Du cri au chant » – Une trajectoire ?
L’œuvre de Marc Alexandre Oho Bambe est éminemment adressée. Le pronom « Nous » l’emporte largement, les apostrophes sont nombreuses. Les titres mêmes des sections, dans le dernier ouvrage notamment, Résidents de la République, sont porteurs de cette dimension dialogique (« Lettre à… », « Conversation avec… »). Le singulier se conjugue par ailleurs souvent au pluriel et les références autobiographiques affichent leur ambition d’universalité : « J’écris pour réunir nos solitudes et en faire ouvrage commun, œuvre humaine, mitoyenne, citoyenne « .
Pourtant, et sans que cela n’entre en contradiction avec ce qui précède »Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition« , écrivait Montaigne), l’individu particulier et sa quête de connaissance de lui-même sont aussi au cœur des recueils, si bien que l’on peut se demander si ceux-ci épousent ou non une certaine trajectoire. « Je me suis détesté, cherché et semé longtemps, avant de me trouver et d’apprendre, à m’aimer enfin », peut-on lire dans Le Chant des Possibles (3). Pourtant, dès le premier recueil, la « mutation » a eu lieu, concomitante à l’entrée en écriture (ou du moins en publication) : « À cause de ma noire couleur / j’ai été condamné / À cause de ma noire colère / Dans l’océan de haine, j’ai failli sombrer / Mais mes amours métisses m’ont fait entrevoir / La possibilité d’une autre société […] « (4)
Il est vrai cependant qu’à lire certains passage de ADN, la dénonciation polémique se fait parfois plus directe, plus lapidaire que dans les deux ouvrages postérieurs : « SOUNDIATA, CHAKA ! / Le royaume est divisé démuni / Munitions et armes sont fournies / Par des vermines occidentales / A des fadas qui se prennent pour des soldats […] Bandes de chiens / vous êtes en guerre, soit […] Entretuez-vous-même si vous voulez, ça m’est égal « (5). Mais la double postulation que l’on retrouve formulée dans Résidents de la République se trouve déjà à l’œuvre dans ce premier recueil : « Et je danse en derviche, / je danse, /De toute mon âme, / Avec mon image titubante, /ma lumière pacifique / et mon ombre guerrière « .(6)
Ce qui frappe en revanche, d’un ouvrage à l’autre, ce sont les textes repris, tels « Lettre à France », que l’on retrouve dans les deux premiers recueils, ou encore « R.O.M », présent dans les deux suivants, pour ne citer que ces seuls exemples. Ce qui peut s’apparenter à une forme de répétition, n’est toutefois pas de l’ordre du ressassement. Il s’agit d’abord d’offrir une réponse (aux atours de forme-sens) aux inerties mortifères, à l’immobilisme des esprits : « Depuis dix, vingt, trente, quarante ans. / La même rengaine, les mêmes lois et a priori que l’on dégaine lorsqu’on parle d’immigration. Choisie ou non « (7). Il s’agit aussi d’une sorte de poétique du chorus, de la renaissance, d’une redécouverte – sans cesse réitérée – du miracle porté par les mots : « En refusant de renoncer / En continuant d’énoncer / Refuser de renoncer, continuer d’énoncer. / Cela me semble tellement juste et nécessaire, de le répéter, inlassablement, à qui veut l’entendre à qui veut comprendre, de ne jamais renoncer à notre part belle humaine, et de continuer d’énoncer la beauté, même fugace des choses « (8). Les échos phoniques « refusant/renoncer ; continuant d’énoncer », sans compter la rime riche (« renoncer »/ « énoncer ») miment cette épiphanie du langage à chaque fois renouvelée dans la chair même des mots.
Malgré tout, si trajectoire il devait y avoir, d’une œuvre à l’autre, du cri au chant, au moins du point de vue des registres employés parfois, cette trajectoire est aussi, et c’est certainement ce qui importe ici, celle que Césaire donne au Cahier d’un retour au pays natal, son célèbre recueil de 1949 : « C’est tout simplement l’histoire d’une prise de conscience : qui je suis, qui je veux être, des souvenirs, des projets, des fantasmes, des cauchemars, c’est ça pêle-mêle, le Cahier […] En même temps c’est un grand cri […]. C’est la naissance de la parole / Il y a un déblocage (qui s’opère par le Cahier, le Cahier d’un retour au pays natal./ Il fallait en passer par là « (9). En effet, la quête de soi – qu’on l’entende comme identitaire, éthique et/ou politique – passe par la construction d’une identité imaginée, celle que permet la littérature et la fréquentation assidue des autres auteurs.
Poétique de l’hommage
Nombreux sont les textes qui énumèrent les auteurs et penseurs qui ont influencé Marc Alexandre Oho Bambe : « Soleils noirs » et « La longue marche » sont ainsi, entre autres, deux poèmes du Chant des possibles qui égrènent les sources d’inspiration principales de l’auteur. De même que l’on peut lire dans Résidents de la République, par exemple : « Glissant est là, comme Hessel, comme Morin, Fanon, Char, Camus, Frankétienne, Hölderlin, Mahmoud Darwich, et Césaire aussi, / les mots de ces professeurs d’espérance et dignité résonnent, raisonnent, convoquent « .(10)
Mais c’est aussi à une véritable poétique du tissage de citations que l’on assiste comme si le « je » laissait filtrer la voix de l’autre en lui. Le procédé est récurrent et témoigne de références éclectiques, d’MC Solaar (« Si la vie est comme disait l’autre, un jeu de cartes / Et Paris un casino / Alors j’ai perdu la main  » (11) à Mariama Bâ (« Parfois j’habite un long prologue, une si longue lettre. / Écrire, est un geste qui soigne et signe mon être « ).(12)
Les exemples seraient très nombreux, mais voici comment les voix peuvent se mêler et trouver l’unisson, notamment lorsque les guillemets et mentions des citations disparaissent : « Ici les hommes ne crient plus / Ils dansent / Avec les ours« (13) est un écho aux vers de Césaire dans Le Cahier d’un retour au pays natal : « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse…« . De même, le vers « Mes (l)armes miraculeuses éteindront-elles les flammes ? »(14) est une référence au titre du recueil de poèmes de Césaire de 1946, Les Armes miraculeuses. Les exemples n’ont pas été choisi au hasard et l’influence de Césaire est constante, affichée et même fondatrice dans l’œuvre de l’auteur,(15) et ce dès le premier recueil ADN dans lequel le poème liminaire « Avè Césaire » procède du même tissage, du même entremêlement (16).
Or, l’hommage, omniprésent et fécondant dans l’ensemble de l’œuvre, est un acte véritable. Étymologiquement composé du radical « Homme » et du suffixe « age », l’hommage correspondait à un devoir que le vassal était tenu de rendre au seigneur dont son fief relevait. L’hommage était donc action. Dans la perspective pragmatique des actes de langage, la poétique citationnelle mise en œuvre ici est donc action sur le monde. Il ne s’agit pas tant de faire référence à, ou chercher à s’inscrire dans la république de Lettres, que de parvenir à changer le monde en commençant par se changer soi, peut-être.
La littérature comme puissance de transfiguration
Le nom de scène « Capitaine Alexandre » renvoie aussi bien au nom de René Char pendant la Résistance – et un vers de René Char, extrait de « Commune Présence » (Le Marteau sans maître), constitue d’ailleurs le programme poétique mis en exergue dans Le Chant des possibles : « Hâte-toi de transmettre ? / Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance » – qu’il fait référence à un vers de « Invictus », poème du britannique William Ernest Henley en 1875 qui a inspiré Nelson Mandela enfermé pendant 27 ans à la prison de Robben Island : « Je suis maître de mon destin, / et capitaine de mon âme« . Le poète, ainsi arrimé à divers lieux, divers horizons littéraires, se construit ainsi comme une figure de l’errance – grand concept glissantien (17) – tour à tour membre d’un « peuple migrateur », « gitan noir », « esprit fugitif » ou encore « poète sans papiers « (18).
Les lieux – « Douala », « L’Afrique », « La France » – se voient ainsi eux-mêmes transfigurés et il est intéressant d’envisager que le livre peut en lui-même être conçu comme une terre habitable et fertile, comme le terme « Chant » qui peut évoquer phoniquement le « Champ » dans Le Chant des possibles nous invite à le penser, surtout si l’on a bien en tête que la poésie de Marc Alexandre Oho Bambe est slamée, dite. Par ailleurs, le livre est lui-même creuset d’un nouveau monde à bâtir : « Il y a 20 ans, j’ai appris à vivre avec et sans [mon pays], / et je m’en suis inventé un autre, un notre, fait / d’êtres humains, de toutes les couleurs, toutes les / cultures, toutes les nationalités, /toutes les ori¬gines, /toutes les langues, tous les poèmes, /et toutes les musiques du monde …« (19)
La France, notamment, conçue comme le « pays de Voltaire et Césaire (20) » se voit ainsi transformée, à l’aune de la pensée glissantienne en « [u]ne terre arc-en-ciel de fait », qui pourrait être une région monde comme dirait Édouard Glissant, où les différences qui le souhaitent, peuvent se parler, partager, « changer en échangeant, sans se perdre pourtant ni se dénaturer« , marier leurs idées, ou leurs fils et leurs filles, féconder une nation à l’identité plurielle, forte et riche de sa diversité, avec de nouvelles pages d’histoire à écrire et vivre, collectivement et en harmonie.(21)
On le voit ici ce nouveau lieu, rappelle l’utopie, dans ses sens proprement étymologiques de « non lieu » et de « lieu du bien » : « La beauté, donc la justice en toute chose. / Dans la vie. / « Utopie », diront certains. / Et d’autres leur répondront, / que « l’utopie est le chemin qui manque »… « (22°. C’est que deux verbes, qui se confondent d’ailleurs une fois conjugués, sont en effet intimement liés dans la poétique de l’auteur : « Se battre, pour ce en quoi on croit, et ce qui croît en nous, valeurs, idéaux, pensées (23) », puisqu’il s’agit de « grandir ensemble, grandir en humanité (24) ».

(1) Expression qui revient à maintes reprises sous la plume du poète mais que l’on retrouve notamment dans « Démiurge » ou encore « Le Chant des possibles », Le Chant des possibles, Éditions La Cheminante, Collection « Harlem Renaissance », 2014. p. 69 et 73.
(2) Résidents de la République, La Cheminante, 2016. « Conversation avec moi-même », p. 108.
(3) Le Chant des possibles, op. cit, « D’île en île », p. 33.
(4) ADN, La Plume de l’Ange, éditions Po-éthiques, 2009. op. cit., « Chroniques de notre histoire », p. 25.
(5) Ibid., « L’Afrique implose », p. 21.
(6) Résidents de la République, op. cit., « J’ai quitté et perdu mon pays », p. 12
(7) Ibid., « Entre les murs », p. 83.
(8) Ibid.,., « La vie », p. 27.
(9) Aimé Césaire cité dans Le Chant des possibles, op. cit., p. 248.
(10) Résidents de la République, op. cit., « C’est le « Cahier » qui m’a brûlé », p. 17.
(11) ADN, op. cit. p. 76, repris avec une légère variante dans Le Chant des possibles,, «  »Le pays des droits de l’homme », p. 175.
(12) Résidents de la République, op. cit., « Conversation avec moi-même », p. 107.
(13) Le Chant des possibles, op. cit., « Rond-Point du Vietnam héroïque », p. 105.
(14) Ibid., « Au Sud d’Eden », p. 153.
(15) Pour une analyse plus approfondie de l’influence de la pensée césairienne sur l’œuvre de Marc Alexandre Oho Bambe, voir Virginie Brinker « La construction d’une identité plurielle dans Le Chant des possibles du slameur/poète-essayiste Marc-Alexandre Oho Bambe » in Dubravka Saulan (dir.), Identités individuelles et identités collectives (à paraître).
(16) ADN, op. cit., p. 11-14.
(17) Pour une analyse plus approfondie de l’influence de la pensée glissantienne sur l’œuvre de Marc Alexandre Oho Bambe, voir Virginie Brinker « La construction d’une identité plurielle dans Le Chant des possibles du slameur/poète-essayiste Marc-Alexandre Oho Bambe » in Dubravka Saulan (dir.), Identités individuelles et identités collectives (à paraître).
(18) Ces expressions se trouvent dans Le Chant des possibles, op. cit., respectivement aux pages 16, 87, 96 et 177.
(19) Résidents de la République, op. cit., « J’ai quitté et perdu mon pays », p. 12.
(20) Ibid., « Liberté, égalité, fraternité », p. 30.
(21) Ibid., « Je ne suis pas français », p. 87
(22) Ibid., « C’est le « Cahier » qui m’a brûlé », p.17.
(23) Ibid., « La vie », p. 26.
(24) Ibid., « D’amour et d’espérance », p. 40.
///Article N° : 13791

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article





Laisser un commentaire