Entretien avec Ramata-Toulaye Sy à propos de « Banel et Adama »

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Ce premier long métrage de la jeune réalisatrice sénégalaise est en compétition au festival de Cannes 2023. Elle se prête au jeu de l’interview. La transcription est précédée d’un montage vidéo réalisé sur place par Hicham Rami. Lire notre critique du film ici.

 

Jeune cinéaste qui présentez votre film à Cannes, que ressentez-vous ?

C’est déjà beaucoup de fierté pour moi, mes parents et ma famille d’avoir mon premier long métrage en compétition et surtout sous la bannière du Sénégal et de l’Afrique ! Et c’est surtout beaucoup de pression, mais la pression n’était pas là avant : seulement quand je suis arrivée à Cannes. Avant, je le vivais chez moi, assez protégée, avec beaucoup de bonheur. Mais une fois sur la Croisette avec tout le monde autour et toutes les questions posées, c’est de la pression !

Pour entrer dans le sujet du film, je vous poserais volontiers la question de vos références. Il y a un aspect mythologique très fort : est-ce plutôt la mythologie grecque ou bien quelque chose de griotique ?

Il y a les deux. Je suis de culture franco-sénégalaise. Je suis née et ai grandi en France. On allait au Sénégal avec mes parents pour les vacances scolaires. J’ai baigné dans les deux cultures. J’aime beaucoup la littérature et mes premières références ne sont pas cinématographiques mais littéraires : la tragédie grecque mais aussi les contes que j’entendais au Sénégal. Sans oublier le réalisme magique afro-américain, ainsi que 100 ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, Toni Morrison et Faulkner.

Et Mia Couto ?

Oui, mais j’ai plus de référence afro-américaines et moins africaines. C’était plutôt les contes car mes parents sont analphabètes. Ils ne nous lisaient pas des histoires mais nous les racontaient. Mes références sont aussi poétiques avec Maya Angelou, et c’est pour cela qu’il y a cette voix-off poétique dans mon film.

L’histoire du pêcheur et des sirènes, c’est un vrai conte que vous avez entendu dans votre enfance ?

C’est ma mère ! Un jour je revenais chez moi et on m’apprend que ma petite nièce était morte noyée. Et ma mère me dit, tout simplement, comme si c’était normal : « Ce sont les sirènes qui l’ont prise car les humains ne respectent plus le fleuve et la nature ». C’est donc la nature qui s’attaque en retour aux humains. Cela m’a beaucoup trotté dans la tête. Je me suis même mise à croire aux sirènes ! L’histoire de Kounda qui parle aux sirènes, c’est aussi ma mère qui me l’a racontée.

Le film repose sur une sorte de dualité entre Banel et Adama qui voudraient vivre leur histoire d’amour à leur façon et le collectif auquel ils appartiennent et doivent participer. La voyez-vous comme une contradiction ?

Ce n’est pas une contradiction. Je voulais raconter plusieurs choses que j’ai mises en lien. Il y avait d’abord la question de trouver sa place en gardant son individualité dans une communauté mais sans la rejeter. Quant à l’histoire d’amour, c’est parce que je suis une romanesque : j’adore les histoires d’amour. J’ai écrit ce scénario en 2014. Je ne connaissais pas d’histoire d’amour africaine à cette époque.

Le personnage de Banel est très ambivalent, contrairement à Adama qui est assez carré. Elle tue des margouillats et en même temps respecte la vie.

Je l’ai voulue ambivalente, complexe, profonde mais surtout mythique. Je me suis beaucoup inspirée de Phèdre et de Médée, de Lady Macbeth. J’aime beaucoup la tragédie grecque et le théâtre anglophone. Cela ne me dérange pas d’avoir des personnages antipathiques. C’est ça être humain, avoir de la noirceur. Je suis très gentille et sympa, mais je pense avoir aussi de la noirceur en moi, et ce n’est pas grave tant qu’on reste juste. Les personnages lisses m’ennuient et ne m’intéressent pas. Je voulais un grand personnage mythique africain. Banel est liée à la nature et en même temps elle la détruit : la sécheresse est liée à Banel car plus le cœur de Banel s’assèche, plus il y a la sécheresse autour d’elle. Elle ne se rend pas compte qu’elle déclenche la sécheresse et que le monde est lié à elle.

Le film n’est-il pas un peu pessimiste ?

Non, elle sort du soleil à la fin : c’est une sorte de renaissance de monde. Elle devient mythique. Elle parle du mal mais dans le sens de cette renaissance. Il y a certes énormément de problématiques, du réchauffement climatique au racisme, mais je pense que tout va disparaître pour renaître dans un monde meilleur. Je suis peut-être trop optimiste mais je préfère ça.

Pour en parler, vous mêlez une sorte de naturalisme avec par exemple le travail aux champs et d’autre part cette dimension mythologique du conte. Cela vous intéressait de faire cohabiter les deux et se répondre ?

Oui. Je ne fais pas du documentaire mais je ne voulais pas dénaturer ce lieu, ces personnes, leurs activités quotidiennes. C’est pourquoi je reste fidèle à ce qu’est ce peuple que je connais bien. Mais en apportant une touche de conte, une touche de réalisme magique et une touche de sorcellerie car pour moi Banel est aussi une sorcière.

Comment avez-vous élaboré le récit ? Etes-vous passée par un laboratoire d’écriture comme tant de films vus à Cannes ?

Non, je l’ai écrit toute seule, d’abord à la FEMIS : c’est mon scénario de fin d’année en 2015. J’avais juste écrit deux versions, puis il a dormi longtemps dans un tiroir et je ne l’ai ressorti qu’il y a deux ans et demi. J’ai réécrit encore un peu. Entre temps, je suis devenu une femme ! La fin a complètement changé. Je me suis dit qu’il fallait que j’assume mon personnage jusqu’au bout pour que Banel prenne une dimension mythique. Cette réflexion est issue de la maturité que j’ai pu acquérir au cours des huit dernières années.

Au niveau images et décors, on part d’un paradis vert et vivant pour aller vers la sécheresse et la mort. C’est ainsi que vous avez travaillé votre récit ?

Oui, la première partie c’est le paradis : c’était voulu de faire du beau pour du beau car la mise en scène et l’image suivent l’assèchement progressif de Banel. Dans la deuxième partie, les images sont désaturées, jusqu’à devenir très blanches pour que le soleil renaisse à la fin.

Vous avez tourné sur plusieurs saisons ?

Non, pas du tout. Ce sont des filtres et beaucoup d’étalonnage. Et beaucoup de tests en amont du tournage.

Le petit talibé, Malick, regarde intensément et l’on a l’impression que son regard va plus loin. Que représente-t-il ? Est-il le regard de la religion, de l’enfance, de l’avenir ?

C’est le regard de la religion. Adama le dit à Banel : c’est l’ange scribe qui connaît tous les secrets, présent dans la religion musulmane. Il écrit sur sa tablette. Mais davantage, il est la métaphore de la culpabilité de Banel. Il la regarde car il connaît tous ses secrets profonds, ce qu’elle a fait pour en arriver là.

Banel refuse la tradition et d’avoir un enfant. Il était important de montrer ainsi une femme africaine qui s’inscrit en porte-à-faux avec les normes de la femme ?

Oui et c’est le processus de ces huit dernières années car dans les premières versions, Banel avait un enfant et cet enfant était Malick. En tant que femme, j’aimerais avoir des enfants mais je vois combien les femmes africaines sont confrontées à la pression de la communauté tant il est inimaginable de ne pas avoir d’enfant. A la projection, ma famille m’a dit : « Ah, c’est complètement toi ! » car je réponds toujours aux gens : « A quoi bon faire un enfant ? ». Je pense que chaque femme doit pouvoir prendre sa décision : ce n’est pas facile d’avoir un enfant ! Cela devrait venir d’une volonté et non d’une obligation. Je sais que cela peut faire polémique au pays et chez ma mère aussi, mais je crois que c’est important de le traiter car c’est le moment fort de liberté qu’énonce Banel ! Cela marque sa différence.

Elle n’arrête pas d’écrire ou de dire Banel et Adama, comme un mantra. Est-ce seulement l’amour ou bien cela va-t-il plus loin ?

Cela va plus loin car c’est un mantra qui devient une malédiction. Un peu comme une ritournelle un peu naïve qui devient hantée, jusqu’à ce qu’Adama n’arrive plus à le dire.

Vous rendez de façon mythologique Banel responsable de la sécheresse et en même temps vous décrivez très précisément la difficulté de vivre dans de telles conditions.

Oui, c’était important car le réchauffement climatique est vraiment quelque chose qui m’importe. Il touche le monde entier et on voit déjà des régions en France asséchées alors qu’on n’est pas encore en été. La sécheresse touche en ce moment des pays comme le Kenya, l’Australie, les Etats-Unis, etc. avec les feux qui en découlent, mais je ne voulais pas le traiter de façon politique ou documentaire. Ce n’est pas ainsi que j’aime traiter des thèmes sociaux. C’est pour ça que je l’ai lié à Banel : il fallait que ce soit présent mais subtil et toujours lié à l’histoire, sinon les thèmes se confondent et tout se perd.

Elle a par rapport à Adama une exigence qui est très rude et bien marquée.

C’est drôle : il n’y a que les hommes qui disent ça ! Les femmes journalistes ne le disent jamais.

N’est-elle pas un peu égoïste, prête à tout pour vivre son amour ?

Elle est égoïste. C’est complètement assumé et c’est comme ça que j’ai voulu la créer. Lady Macbeth, elle est horrible aussi, mais on la trouve géniale. Médée a tué ses trois enfants… Je voulais la même chose pour Banel.

Est-ce qu’une femme a forcément besoin d’un homme pour s’autonomiser ?

Non, et elle s’en rend compte à la fin.

Comment avez-vous trouvé vos jeunes comédiens ?

Un gros casting de cinq mois dans le Fouta. Ce sont des non-professionnels, très difficiles à trouver car pour jouer Adama et surtout Banel, il faut une force.

Vous avez fait des ateliers avec eux ?

On n’a pas eu le temps ! Un coach d’acteurs a fait une préparation de cinq jours, mais pas sur le scénario : de l’improvisation et de la respiration. Ils ne connaissaient rien au théâtre ou au cinéma.

Pourquoi tournez-vous au Fouta et en pulaar ?

C’est la région dont sont originaires mes parents, et tourner au Fouta ne peut se faire qu’en pulaar, mais c’est aussi un geste politique car c’est important d’apporter ma vision du monde à l’Afrique, qui a plus besoin de moi que l’Europe.

Vous avez l’impression de représenter plutôt le Sénégal, le Continent, la jeunesse, les femmes ?

Je représente tout en même temps car on dit en Afrique que quand un pays gagne, c’est toute l’Afrique qui gagne. On est très liés. Je représente les femmes bien sûr, et la jeunesse africaine. Et je représente aussi les gens qui ont une double nationalité comme moi, qui font beaucoup de choses en Afrique et au Sénégal.

Est-ce que vous vous définissez comme féministe ?

Je me définis clairement comme féministe mais j’ai une définition du féminisme qui vient de Chimamanda Ngoze Adichie : elle définit le féminisme comme une égalité sociale, politique, économique entre les hommes et les femmes.

Etes-vous influencée par Djibril Diop Mambety ?

Pour créer, non, mais je l’admire beaucoup et j’ai vu tous ses films. Je suis plus influencée par sa personnalité en tant que cinéaste. C’est ça qui m’a poussée à oser d’avoir une vision du cinéma africain plus que son imaginaire en soi. Il a poussé les jeunes à aller de l’avant dans l’industrie cinématographique.

Propos recueillis par Hubert Heyrendt (La Libre Belgique) et Olivier Barlet (Africultures), ainsi qu’avec des questions de l’Agence de Presse Sénégalaise.

 

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