Goodbye Julia, de Mohamed Kordofani

Les mâles ne changent pas

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Prix de la liberté au Festival de Cannes 2023 (sélection officielle Un certain regard) où il était le premier film soudanais à être présenté au festival, Goodbye Julia sort le 8 novembre 2023 sur les écrans français. Il plonge dans l’Histoire des oppositions entre Nord et Sud au Soudan en posant la question de la vérité tant dans l’espace privé que la sphère publique.

En démarrant son film en 2005, Mohamed Kordofani choisit le moment où la mort dans un accident d’hélicoptère de John Garang, leader Sud-Soudanais également vice-président dans le cadre d’un gouvernement d’union nationale, provoque des émeutes de protestation dans les rues de Khartoum où vivent près de deux millions de « Sudistes » (noirs et catholiques), exerçant des travaux subalternes. Cette histoire intime entre deux femmes sur la durée, l’une Noire (Julia) et l’autre Arabe (Mona), prend sa source dans la division radicale du Soudan entre ces deux origines, qui se concrétisera par une déferlante de votes pour la séparation au référendum de janvier 2011, deuxième temps du film : les préjugés conduisent au racisme et la méfiance engendre la peur.

Le conflit actuel qui déchire et ruine à nouveau le Soudan a éclaté le lendemain de l’annonce de la sélection du film à Cannes. Il ne le concerne donc pas. Cette véritable guerre entre armée au pouvoir et forces paramilitaires oppose des intérêts personnels au Nord et ne concerne le Sud-Soudan que de loin. Elle ne sert aucunement les forces populaires qui avaient réussi à faire tomber le dictateur Omar el-Bechir, lequel était notamment à l’origine du conflit destructeur dans le Sud qui a conduit à la séparation de 2011.

Ingénieur en aéronautique durant 16 ans, Mohamed Kordofani est retourné à Khartoum et a créé une société de production, Klozium Studios. Il y a investi toutes ses économies pour faire ce film. Respect.

Suite de mini-suspenses tenant en haleine, le scénario entremêle habilement le politique et l’humain tout en posant la question de la réconciliation que l’actuelle perpétuation de la violence rend malheureusement encore plus illusoire que dans ce film déjà largement pessimiste. Il orchestre en fait la division du pays, d’où son titre sur l’adieu à une partie de soi au détriment de la diversité.

L’image du Sud-africain Pierre de Villiers (L’Indomptable feu du printemps, Mthunzi), souvent sur trépied, trouve les bons angles et les bonnes lumières, et le film a été produit par Amjad Abu Alala (Tu mourras à 20 ans). Le tout, chronologique et dans un format « classique » 4/3 qui centre sur les personnages, cherche à toucher un public le plus large possible.

Cela commence par un drame que nous ne dévoilerons pas mais qui détermine tout le récit. Alors que son mari Akram trouve de bonnes raisons de ne pas se sentir responsable, Mona est dévorée par la culpabilité et agit, mais s’enferme dans l’engrenage du mensonge. Ce tissu de contradictions la conduit paradoxalement vers l’autonomie, si bien que nous percevons combien il est aussi difficile pour une femme de prendre sa place que pour un pays de construire le vivre ensemble.

Brillamment interprétée par la chanteuse Eiman Yousif, c’est Mona qui est au centre – une femme qui a beaucoup laissé d’elle-même pour que son mari l’accepte, et qui va se trouver devant un problème moral sur lequel il ne serait d’aucun secours. Pour lui, les « Sudistes » sont de méprisables esclaves qu’il faut garder à leur place. Il n’est pas prêt à remettre en cause ses privilèges de classe.

Avec ce type de scénario qui se veut pédagogique (œuvrer à la réconciliation par la conscience de l’injustice des inégalités), l’histoire se déroule comme un fruit qu’on épluche, sans pas de côté, sans les failles et la verdeur qui feraient que la vie est là. Les mini-suspenses scotchent un moment, entrecoupés de détentes tendres ou poétiques pour ne pas plomber le film. Bref, il informe, intéresse, et peut émouvoir.

Comme nous l’avions signalé dans notre article sur le traitement des femmes dans les films sélectionnés cette année à Cannes où nous comparions ce film avec Inchallah un fils du Jordanien Amjad Al Rasheed (Semaine de la critique), il correspond en fait à ce que font souvent les hommes quand ils mettent généreusement en scène le courage des femmes : une approche plus sociale que sensible, une empathie renforcée par des hommes veules ou bornés, une description minutieuse des contradictions découlant des logiques de domination. On est loin des films que réalisent les femmes aujourd’hui, où elles se coltinent leur part sombre et la complexité de leurs relations avec leurs mères, où leurs réactions ne sont pas naturelles et où la politique détermine intimement leur devenir.

Le choix des actrices, très belles, n’est pas neutre : Mohamed Kornofani a sélectionné Miss Sud-Soudan 2014 pour le rôle de Julia (Siran Riyak), de même que la femme du fossoyeur était jouée par la top modèle canadienne Yasmin Warsame dans le film du Finnois né en Somalie Khadar Ayderus Ahmed (Semaine de la critique 2021). Il est clair qu’un casting est délicat dans des pays sans industrie du cinéma mais on n’échappe que difficilement au critère de beauté qui tend à réduire la femme à son corps.

Ceci étant posé, ce type d’histoires reste porteur de ferments de remises en cause de l’ordre social et des assignations historiques. L’intime n’y est pas le seul horizon. Les conditions sociales y sont décrites comme déterminantes, ce qui politise les questions féminines et rappelle l’intersection des oppressions des femmes, employées par des femmes de rang supérieur dans l’échelle sociale. Quant aux artefacts de la domination patriarcale, ils procèdent de traditions obsolètes ou d’arguments religieux dont les hommes se saisissent pour arriver à leurs fins. Par leur lutte, leurs ruses et leur dignité, les femmes y sont des figures en qui s’identifier.

C’est dans cette logique que Goodbye Julia peut toucher son public, ici comme là-bas. C’est dans cette logique aussi qu’il est clair que ce film est tout sauf malhonnête : il cherche à conscientiser en démontant les infernales logiques à l’œuvre. Cependant, même si le personnage du séparatiste militant Majier auquel est sensible Julia représente une tentative d’approfondissement de la dimension masculine, il reste par trop stéréotypé pour vraiment y contribuer. De même, malgré ses tentatives d’écoute et de tempérance, Akram, le mari de Mona, ne sort jamais réellement de ses gonds. Si bien que si Goodbye Julia contribue indiscutablement à la compréhension de la complexe Histoire soudanaise, il n’est pas sûr que son approche moraliste déstabilise vraiment les mâles dominants.

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