Garifuna : un morceau d’Afrique en Amérique

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Métis d’Africains et d’Amérindiens, les Garinagu ou Black Karibs tentent difficilement de préserver l’une des cultures les plus fascinantes, mêlées, méconnues et menacées d’Amérique centrale. C’est leur musique qui les a finalement sauvés de l’oubli.

Le métissage entre Africains et Amérindiens est encore aujourd’hui une zone d’ombre dans l’histoire des civilisations du Nouveau Monde. Il a pourtant été bien plus important qu’on ne le croit communément. L’une de ses traces les plus fameuses se retrouve chaque année dans les défilés de Mardi Gras, le carnaval de La Nouvelle-Orléans. Au-delà de son succès touristique, le fait que la population noire de la  » Cité du Croissant  » s’y déguise ce jour-là en Indiens témoigne d’une relation mystérieuse mais profonde entre les Native Americans et les African-Americans, presque tous originaires du sud des États-Unis.
Africains et Amérindiens
L’importation d’esclaves africains aux Amériques fut d’abord le résultat paradoxal d’une revendication humanitaire. Au printemps 1550, à la demande de l’évêque de Mexico Bartolomé de Las Casas, le Pape convoque la tristement fameuse Controverse de Valladolid. Las Casas défendait alors l’idée absurde selon laquelle  » les Indiens ont une âme « . Cette thèse de Las Casas l’emporte, et ce dernier impose l’idée d’importer des Noirs d’Afrique pour libérer les Amérindiens de l’esclavage dans les mines des Amériques. C’est le début de la traite des Nègres. Très vite, ce commerce infâme et inhumain, l’un des plus lucratifs de toute l’histoire économique, s’imposera avec la bénédiction de la plupart des églises chrétiennes dans tout le Nouveau Monde.
Dans les mines et les plantations, les Africains remplacent les Indiens comme bêtes de somme. Cela ne signifie pas que les Indiens ont un sort plus enviable. Décimés par les maladies de l’Ancien Monde (Europe et Afrique confondues) contre lesquelles ils ne sont pas immunisés, dépossédés de leurs terres, convertis de force, ils seront jusqu’au XXI e siècle victimes d’un ostracisme abominable.
Mais, peu à peu, les survivants se sont métissés avec les colons européens. Au fil des siècles, la population  » euroindienne  » est devenue majoritaire en Amérique latine. Le mot français  » métis  » vient d’ailleurs de  » mestizo « , mot espagnol dérivé du bas latin  » mixticius « .
En Amérique du Nord (sauf au Canada français) ce métissage entre Amérindiens et immigrants Européens a été extrêmement rare. Pour les colons européens, le  » sauvage « , le  » peau-rouge  » était l’ennemi absolu qu’il fallait exterminer ou isoler dans des  » réserves « . Il était le principal obstacle au progrès de la  » civilisation « .
En revanche, dès le XVIIIe siècle, des relations étroites se sont développées entre Africains et Amérindiens. Les esclaves noirs servaient souvent de monnaie d’échange pour les Européens qui désiraient acheter des terres aux Indiens. Et surtout, les esclaves qui fuyaient les plantations, cherchaient le plus souvent asile dans les communautés indiennes.
En général, les Africains y étaient accueillis comme des  » captifs  » : plus ou moins bien traités, mais assez facilement intégrés. En effet, la guerre d’extermination des Indiens décimait la population masculine, et les esclaves africains étaient des hommes, courageux et valides. Ils étaient facilement adoptés : mariés à des filles indiennes, ils régénéraient la communauté. Mieux, ils la renforçaient face à l’ennemi commun : l’envahisseur européen.
Entre Africains et  » autochtones « , le métissage est ainsi devenu la règle, tressant des liens solides entre ces deux peuples victimes, l’un de l’esclavage, l’autre du génocide.
Les cultes vaudous de Louisiane sont d’ailleurs très imprégnés de chamanisme indien, de même qu’à Haïti : la première  » république noire « , mais dont le nom (Aÿti) est arawak.
Un  » boat people  » afro-américain
Encore présents aujourd’hui en tant que tels en Guyane, au Surinam et au Venezuela, les Arawak étaient le peuple autochtone majoritaire jusqu’à l’arrivée de Christophe Colomb, dans une immense région allant de la Floride au bassin amazonien, en passant par la plupart des Antilles. Ils y étaient déjà confrontés à l’invasion d’un autre peuple, les Karib (Caraïbes) contre lesquels ils s’allièrent souvent aux colons européens…
En 1635, les Arawak sont encore les seuls habitants de l’Île Saint-Vincent. C’est alors que deux navires négriers espagnols s’échouent tout près de ses côtes. Après avoir tué l’équipage, la plus grande partie de la  » cargaison  » réussit à gagner le rivage. 37 ans plus tard, un autre navire, anglais, subira le même sort. Ainsi des centaines d’Africains originaires de l’actuel Nigeria se retrouvent naufragés parmi les Arawak, qui les traitent d’abord comme des esclaves, puis les adoptent et les assimilent. Leur présence va attirer nombre de  » marrons « , esclaves fugitifs venus en pirogue des îles voisines. Saint-Vincent devient l’île rebelle, l’île noire qui tente d’échapper à la rivalité de plus en plus violente entre l’Angleterre et la France.
Les  » Caraïbes noirs  » s’allient donc aux Français. Mais ils vont le payer très cher.
En 1797, les Anglais, vainqueurs des Français, décident de punir les Caraïbes noirs, en les déportant sur l’île de Roatan, près des côtes du Honduras qui leur servent déjà de  » bagne  » pour les Noirs rebelles. Moins de 40 % des  » Black Karibs  » survivront à cette traversée en pirogues surchargées, sur une mer déchaînée.
Les survivants font appel à l’Espagne, qui d’abord vient à leur secours, puis qui les asservit à son tour, en faisant une main-d’œuvre à bon marché et de la chair à canon.
Les Caraïbes Noires, les Garinagu, subiront ce sort jusqu’à la fin du XIXe siècle. Depuis, affrontant à nouveau les dangers de la mer en pirogue, la plupart ont gagné le continent, où ils se sont établis sans jamais s’éloigner de la mer.
Un vrai morceau d’Afrique en Amérique
Les Garinagu sont environ 300 000. Un bon tiers a émigré aux États-Unis. Les autres se répartissent sur la rive caraïbe de l’Amérique centrale : entre le Nicaragua, le Honduras, le Guatemala et le Belize – ancien Honduras britannique – qui est devenu leur vraie patrie.
On a vraiment l’impression d’être en Afrique quand on débarque à Dangriga (Belize), la capitale de la culture garifuna. Le climat est le même qu’à Abidjan ou à Cotonou. Dangriga n’est qu’un gros village, organisé autour d’une seule grande rue, face à l’océan.
Les raz-de-marées y sont fréquents et la plupart des maisons sont construites sur pilotis.
Le plus riche est celui qui possède la maison la plus haute. Les Garinagu habitent en général des maisons de pauvres, très bas perchées. Les commerces appartiennent presque tous aux immigrants chinois. Les Garinagu ne pratiquent que l’agriculture et la pêche.
Presque toutes leurs familles survivent grâce à une petite plantation en brousse, souvent très loin du village. Ils y cultivent l’igname, la banane plantain et surtout le manioc. Leur cuisine et toute leur façon de vivre ressemblent étrangement à celles des villageois traditionnels de l’Afrique de l’Ouest.
Chaque année, le 19 novembre, Dangriga est le cœur des célébrations du Settlement Day, la fête de tous les Garinagu, en souvenir de leur installation sur la côte d’Amérique centrale. Le soir, la fête se déchaîne, et c’est toute l’Afrique qui se met à danser dans ce petit coin d’Amérique.
Une communauté qui se cherche
Selon Roger Bastide (1) – citant Mc Ray Taylor et Ruy Coelho – les premiers naufragés africains de l’île Saint-Vincent étaient Efik et Ibo. Ils ont été rejoints ensuite par d’autres populations côtières du golfe du Bénin : Ashanti, Fanti, Fon et surtout Yoruba.
Dans la mémoire collective des Garinagu actuels, il y a une forte tendance à privilégier leur ascendance masculine (les naufragés, comme les  » nègres marrons  » qui les ont renforcés étaient tous des hommes) et à minimiser leur ascendance féminine (les femmes Arawak qu’ils ont épousées). Les Garinagu représentent en effet un cas exceptionnel dans l’histoire du métissage : le mariage de deux populations, l’une masculine, l’autre féminine, qu’un océan séparait et qui n’avaient aucune chance de se rencontrer sans ce hasard historique : le naufrage de navires négriers sur le rivage d’une île alors encore peuplée uniquement d’Amérindiens.
Mais les Garinagu se considèrent avant tout comme des Africains. Nombre d’entre eux, dans les jeunes générations, sont d’ailleurs adeptes de la religion rastafari : fans de reggae et de raggamuffin, fumeurs de ganja invétérés, ils rêvent de  » retourner  » un jour dans une Afrique dont ils ignorent pratiquement tout sauf ses contours géographiques.
Cette identification africaine s’explique facilement lorsqu’on se promène dans les rues. Les Garinagu ont la peau très sombre, et leur métissage n’est pas très apparent. Ils sont en général les seuls  » Noirs  » dans une région où la majorité de la population est constituée des derniers descendants des Mayas et de  » Mestizos  » à la peau très claire. À cela s’ajoute une évidente discrimination sociale, flagrante dans les statistiques récentes de l’Unesco :
 » 72 % des Garinagu sont illettrés ou semi-illettrés. Les écoles sont trop rares dans les régions qu’ils habitent, et quand elles existent elles ne disposent pas d’enseignants capables de mener les élèves jusqu’au secondaire. Seuls 10 % des Garinagu, à la fin du cycle primaire, poursuivent leurs études. La seule solution pour les autres est soit de s’intégrer dans la vie communautaire, rurale et misérable, soit d’émigrer aux États-Unis.  » (2)
La langue garifuna, un chef-d’œuvre en péril
La langue garifuna est l’une des plus  » métissée  » du monde. Sa syntaxe est celle de l’arawak classique, c’est-à-dire de la principale langue originelle des Caraïbes avant la colonisation. Les Garinagu sont les derniers à la pratiquer vraiment comme une langue vivante. Quant au vocabulaire, il reflète toutes les phases de l’odyssée fabuleuse de ce peuple.
Parmi les langues africaines, l’influence yoruba y est dominante, surtout pour les mots les plus courants. Dr Cayetano, ethnologue garifuna du Belize, m’a cependant avoué :  » Nous ne cessons de revendiquer nos origines africaines, mais personne chez nous ne s’est intéressé aux langues africaines. Quand nous étudions notre langue, nous ne remarquons que ses liens avec les langues européennes.  »
En effet, on trouve dans le garifuna bon nombre de mots dérivés de l’anglais, de l’espagnol, de même que plus de 600 mots d’origine française, témoins de la longue alliance franco-garifuna. C’est le cas notamment de la plupart des chiffres et des jours.
La langue garifuna est l’une des premières langues non écrites à avoir pu être l’objet d’une étude linguistique comparée, approfondie et systématique, sur plus de trois siècles. En effet, en 1665, à peine vingt ans après le naufrage des premiers ancêtres des Garinagu, un missionnaire dominicain, le Père Breton, publie à Auxerre un dictionnaire très complet (3) de la langue  » callinago  » – mot par lequel les ancêtres des Garinagu se désignaient eux-mêmes. Depuis dix ans, une linguiste française, Sibylle de Pury, aidée par une Bélizienne garifuna, Marcella Lewis, tente de retracer l’histoire de cette langue, 340 ans après.
Même au Belize, le pays où la culture garifuna est la mieux préservée, la langue n’est plus guère parlée par les jeunes générations. Elle est supplantée par un anglais créolisé et par l’espagnol. Depuis quelques années, cependant, sous la pression de quelques associations soutenues par l’Unesco, la langue garifuna a été admise dans certaines écoles, là où les Garinagu sont majoritaires ou fortement minoritaires.
La musique à la rescousse des Garinagu
Nous l’avons déjà dit, un bon tiers des Garinagu est aujourd’hui des émigrés, pour la plupart aux États-Unis. En fait, toute leur histoire n’a été qu’une migration permanente, des côtes du Nigeria à New York où ils sont plus de 50.000 (un sur six ! et à Los Angeles où ils sont près de 20.000. Parlant pour la plupart couramment l’anglais et l’espagnol, ils n’ont aucun mal à s’intégrer dans ces grandes cités. Ils y fréquentent en général les mêmes églises et les mêmes cultes syncrétistes, comme la santeria afro-cubaine, tout en restant fidèles à leur propre religion.
Comme dans toute la culture garifuna, il est difficile d’y distinguer ce qui vient de l’Afrique ou de l’Amérique. Il s’agit d’un culte des morts, des ancêtres, que l’on retrouve sous des formes très diverses sur les deux rives de l’Atlantique, et aussi à Madagascar.
Chez les Garinagu, il se déroule en trois rituels : Amuyadahani (on baigne l’esprit du mort), Chugu (on nourrit le mort), Dugu (on fait la fête pour le mort.
Les cérémonies sont dirigées par le buyei (chamane) qui est l’interprète du gubida, l’esprit de l’ancêtre disparu à qui est dédié le rituel.  » Disparu  » ne signifie pas forcément  » défunt « , car les Garinagu ont pris l’habitude d’honorer par les mêmes cérémonies leurs parents émigrés aux USA ou ailleurs, comme s’ils étaient morts.
Le dugu est très intéressant pour ses masques étranges, qui combinent la plastique des sculpteurs de l’Afrique de l’Ouest avec les coiffes de plumes amazoniennes. Mais c’est avant tout une fête où s’exprime le talent des danseurs et musiciens garifuna.
En simplifiant, on pourrait dire que la musique  » afro-indienne  » des Garinagu résulte de la rencontre imprévisible entre les tambours africains et les hochets amérindiens. En réalité, il est impossible de déceler dans leur musique ce qui vient de l’Afrique, des Caraïbes ou d’ailleurs. C’est ce qui fait qu’elle est si mystérieuse et passionnante.
Les Garinagu ont une bonne douzaine de styles musicaux, à commencer par le dugu qui rappelle le gwo-ka guadeloupéen ou du bélè martiniquais. Chezles Garinagu, les tambours usuels (garowoun) ne sont pas trois mais deux : le furumieti (premier), tambour soliste au registre aigu, et le segandi (second), plus gros et plus grave, qui marque le rythme. Il est difficile de savoir si le hochet en calebasse qui les accompagne toujours est d’origine africaine ou amérindienne. Les autres instruments typiquement garifuna sont la conque et la carapace de tortue frappée.
La paranda est moins connue que le son cubain ou que le corrido mexicain, mais tout aussi inventive. C’est la version latine, née à la fin du XIXe siècle, de la chanson populaire garifuna accompagnée à la guitare.
La punta est à l’origine la danse érotique frénétique, pratiquée par les couples qui se forment lors des cérémonies dugu : l’homme court après la femme, et réciproquement, sur le rythme des battements de mains et des chants de l’entourage, des hochets et des tambours.
Le punta rock a été inventé à la fin des années 1970 par le guitariste Pen Cayetano.
Un quart de siècle plus tard, c’est toujours la musique la plus populaire chez les jeunes Garinagu, et elle a séduit les danseurs du samedi soir de toute l’Amérique centrale.
Le brukdown, proche du mento jamaïcain et du calypso trinidadien par ses paroles sarcastiques et son instrumentation (guitare, banjo, racleur en mâchoire d’âne et dingadin (jante de roue d’automobile percutée), est une spécialité du Belize, depuis l’époque coloniale.
C’est la musique et elle seule qui a tiré de l’oubli les Garinagu, les  » Caraïbes noirs « . Ils ne sont pas le premier, ni le dernier de ces peuples métis méprisés par l’histoire, abandonnés dans un recoin perdu de la planète, qui auront rappelé leur existence par l’importance de leur musique. La survivance de leur culture est un extraordinaire miracle du métissage, mais aussi et surtout du courage et de l’intelligence collective.

Notes
1. Roger Bastide : Les Amériques Noires (Éd. Payot, 1967).
2. Source : OFRANEH (Organizacion Fraternal Negra Hondurena)
3. Dictionnaire réédité en 1999 par les éditions Karthala.
À lire : Nancie L. Gonzalez : Sojourners of the Carribean / Ethnogenesis and Ethnohistory of the Garifuna (University if Illinois Press)
À écouter :
Honduras : Musique Garifuna (Inédit / Naïve)
Music from Honduras vol.2 (Caprice / Socadisc)
Honduras : Chants des Caribs Noirs (Ocora / harmonia mundi)
Paranda : Africa in Central America (Detour / harmonia mundi)
The Original Turtle Shell Band (Hipi / Mélodie)
Né en 1957 dans la Montagne Noire (Languedoc), après des études de philosophie et de sciences polituques, puis une licence d’histoire de l’art, Gérald Arnaud a été disquaire et libraire à la Fnac. Rédacteur en chef de Jazz Hot (1980-86), il a décidé de vivre de sa plume sans la caresser dans le sens du poil. Journaliste indépendant, auteur de livres sur le jazz, de documentaires archéologiques et musicaux, marié à une Africaine, il s’est enfin décidé à cultiver sa passion bizarre et suspecte pour le  » continent noir et ses diasporas « .///Article N° : 3725

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