Édito 67

L'ombre portée de l'esclavage

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« La Martinique est une terre d’esclavage, de colonisation et de néocolonisation, mais cette interminable douleur est un maître précieux. Elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles préservent au cœur des dominés la palpitation d’où monte toujours une urgence de dignité. Notre terre en est des plus avides. »
Édouard Glissant

« C’est bien de réfléchir au passé, mais on doit aller de l’avant. Il faut avancer et cesser de regarder en arrière. L’occasion est là pour tous ces pays de travailler ensemble sur des tâches très diverses et nous devons la saisir. »
Nelson Mandela

Ce n’est pas la première fois qu’Africultures consacre un dossier aux questions de l’esclavage, de ses abolitions et de leurs commémorations. En mars 1998, à l’occasion du cent cinquantenaire de l’abolition française, la revue publie un numéro intitulé L’Esclavage aboli ?. Un an plus tard, un nouveau dossier prend pour thème La traite : un tabou en Afrique ?. Le comité de rédaction interroge depuis de longues années la difficile émergence de ces questions dans les espaces publics, qu’ils soient nationaux ou continentaux, de part et d’autre de l’Atlantique.
Depuis 1998, la situation a sensiblement évolué, notamment en France. Un enchaînement d’actions et de décisions a contribué à une irruption de ces questions dans les domaines public, médiatique et intellectuel. Rappelons quelques-unes des dates-clés.
Le 23 mai 1998, à l’appel du Comité pour une commémoration unitaire de l’abolition de l’esclavage des Nègres dans les colonies françaises, près de 40 000 personnes défilent à Paris. Trois ans plus tard, le parlement français et la Conférence mondiale des Nations-Unies contre le racisme (organisée en septembre 2001 à Durban, en Afrique du Sud) reconnaissent l’esclavage et la traite « crimes contre l’humanité ». La loi française relative à ce sujet, rédigée par la députée de la Guyane Christiane Taubira, est adoptée le 10 mai 2001. En 2004, un décret présidentiel institue un Comité pour la mémoire de l’esclavage piloté par l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé. L’an dernier, Jacques Chirac instaure une journée officielle annuelle « des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ». Enfin, le 10 mai 2006, cette journée commémorative est célébrée pour la première fois en métropole.
Cette reconnaissance et cette officialisation progressives n’ont rien de spontané. Longtemps, ce que l’historien Jean-Michel Deveau considère comme « la plus grande tragédie de l’histoire humaine par son ampleur et sa durée » a fait l’objet d’un refoulé, tant dans l’histoire que dans l’inconscient des peuples concernés. Héritage peu glorieux, encore difficile à assumer pour les descendants d’esclaves (voir entretien avec Christiane Falgayrettes-Leveau) ou « point aveugle de la pensée » recelant les contradictions propres au fonctionnement républicain (voir contribution de Françoise Vergès), l’esclavage était pratiquement tombé dans l’oubli, à peine évoqué dans les manuels scolaires. Il n’intéressait guère qu’une poignée de spécialistes et de militants. Et voilà qu’il devient en France l’objet de débats publics enflammés, qu’il ressurgit dans une urgence et une actualité brûlantes. Sa modernité saute soudain au visage. L’esclavage pose des questions politiques, économiques, sociales et culturelles d’aujourd’hui. Son héritage a partie liée avec les défis les plus problématiques des sociétés modernes, multiculturelles et multiethniques : les droits de l’Homme, le partage des ressources, l’identité, la citoyenneté… On ne peut réellement comprendre la géopolitique et la géo-économie du monde actuel sans remonter à l’époque de la traite négrière européenne (voir entretien avec Ali Moussa Iyé).
Une exigence de vérité historique
Que révèle l’irruption violente de ce sujet sur le devant de la scène, quels sont ses enjeux, en France et plus largement dans le monde ? C’est à ces questions notamment que tente de répondre ce dossier d’Africultures, réalisé en partenariat avec le Centre Pompidou et le Musée Dapper à Paris (1). En mars et avril derniers, le centre Beaubourg, comme on l’appelle communément, a organisé un cycle de conférences sur le thème : « L’esclavage, la France, les abolitions, les enjeux. » Africultures a proposé de s’associer à cette initiative en publiant ou en retranscrivant les différentes contributions de ce cycle (2). Fidèle à notre ligne éditoriale, nous avons complété ce corpus par d’autres textes : entretiens avec des artistes qui se confrontent à l’histoire et à l’imaginaire de l’esclavage (Guy Deslauriers, Tierno Monenembo, Fabienne Kanor, Ndary Lô, Pierre Akendengue), réflexion du poète Khal Torabully sur le rapprochement des mémoires des esclaves et des coolies, interviews de responsables de programmes liés à la mémoire de cette histoire (Ali Moussa Iyé, Christiane Falgayrettes-Leveau) ou luttant contre les formes contemporaines d’esclavage (Saori Terada), contributions diverses mettant en lumière des aspects historiques, sociaux ou artistiques, des engagements citoyens, des projets…
Nous avons choisi d’articuler ce dossier (3) en trois parties : lumières sur le passé, une mémoire à construire et perspectives pour demain. La première renvoie à un point essentiel des débats actuels : l’exigence de vérité historique. Trop longtemps, semble-t-il, l’histoire de l’esclavage a fait l’objet d’une écriture en sens unique, celui des nations européennes qui ont su mettre l’accent sur la grandeur de leurs abolitions, reléguant dans l’ombre tant la résistance des esclaves que l’apport de ces derniers à leur civilisation.
Aujourd’hui, d’autres histoires réclament d’être écrites, depuis des points de vue différents. Christiane Taubira, Nelly Schmidt, Oruno D. Lara, Caroline Oudin-Bastide, Nicolas Rey, Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Françoise Vergès et Jean Schmitz s’inscrivent incontestablement dans cette perspective. Leurs passionnantes contributions ici rassemblées en témoignent. Leur engagement les honore. Car les enjeux sont de taille. Tenter de rétablir des vérités historiques, déconstruire des mythes, mettre en lumière des ambiguïtés, des abominations et des résistances produit nécessairement un impact sur le présent, sur la façon dont nous l’envisageons. L’histoire se complexifie, se récrit. Les esclaves retrouvent une place dans l’histoire des abolitions… et dans celle de la construction du capitalisme européen et américain.

Des mémoires à vif
Récrire l’Histoire dans un récit pluraliste et sans complaisance : y a t-il défi plus actuel, plus ambitieux ? Cela explique sans doute les enjeux de mémoire qui sont aussi liés à la question de l’esclavage. Mais ceux-ci ont pris une telle ampleur en quelques années qu’ils occupent désormais le devant de la scène, notamment en France, non sans confusion. Que veut-on commémorer ? Pourquoi ? Comment ? Quels projets y a-t-il derrière les revendications mémorielles ? Masquent-elles un refuge dans le passé, par peur de l’avenir, par dégoût du présent, par manque de perspectives politiques ? Ou sont-elles nécessaires pour « refonder une nouvelle fraternité », selon les mots de Patrick Chamoiseau ? On ne peut faire l’économie de ces questions.
La situation actuelle en France révèle à quel point les mémoires sont à vif. Encore. De part et d’autre. Pour des raisons différentes. Le débat semble quasiment dans l’impasse. Depuis l’assignation en justice par le collectif DOM de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, pour son Essai d’histoire globale sur les traites négrières, en 2004, jusqu’à la récente pétition d’une quarantaine de députés UMP réclamant le retrait de l’article 2 de la loi Taubira – au nom d’un refus d’une supposée « compétition mémorielle » –, une série d’indices et d’événements indique combien la mémoire est non seulement un enjeu hautement politique – ce qu’elle a sans doute toujours été – mais aussi le lieu d’un affrontement idéologique, souvent biaisé. Les uns sont vite accusés de communautarisme, les autres d’hypocrisie républicaine. Les discours se radicalisent, s’enveniment, s’opposent : l’instrumentalisation ne semble jamais très loin.
Et pourtant. Les enjeux d’une nouvelle mémoire de l’esclavage ne sont-ils pas ailleurs ? D’une part, dans une colossale entreprise de déconstruction de l’idéologie et de l’imaginaire racistes qu’il a produits (cf. Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard). D’autre part, dans la création d’une nouvelle mémoire collective « ouverte, consciente de la dialectique des mémoires et développant un imaginaire de la diversité », pour reprendre les mots de Chamoiseau.
« Fonder une nouvelle fraternité »
« Le travail de mémoire ne doit pas conduire au ressassement du passé. C’est à une mémoire-dépassement de ce passé qu’il faut œuvrer. » La réflexion d’Édouard Glissant sur l’esclavage, comme celle de Patrick Chamoiseau, se révèle particulièrement éclairante. Qui mieux que lui exprime non seulement l’immensité de son héritage, dans ses aspects positifs comme négatifs, mais aussi le potentiel qu’il recèle ? « Voilà le sujet fondamental : le renversement de l’imaginaire et de la sensibilité qu’il nous faut opérer. Savoir que les faibles et les dominés ont un pouvoir de contamination fantastique », affirme-t-il dans l’entretien accordé à Roger Rotmann (voir p. 128). L’épreuve du bateau négrier : négativité totale et positivité absolue. En ces temps de replis et de dérives identitaires, la radicalité de la réflexion de Glissant ouvre de nouvelles perspectives. Elle nous invite à entrer dans une pensée et une expérience permanentes du paradoxe. Cette gestion de fortes tensions et contradictions, aux plans public comme intime, et la capacité à les articuler, les harmoniser, les faire dialoguer, n’est-ce pas le défi de nos sociétés comme de nos identités ?
S’il est vrai que les relations entre les hommes sont encore largement gouvernées par des rapports d’exploitation et de domination – l’institution de l’esclavage, qui a marqué toutes les civilisations et cultures, n’a jamais vraiment disparu depuis 5 000 ans – et s’il est également juste que la racialisation des sociétés et leur régime d’exclusion sont encore à l’œuvre aujourd’hui, une révolution culturelle pourrait cependant bien avoir commencé. La reconnaissance de l’esclavage et de la traite négrière comme crimes contre l’humanité constitue une évolution majeure. L’esclavage, fléau absolu et point de départ d’une nouvelle fraternité ? Ce ne serait qu’un paradoxe de plus. Tout comme la stupéfiante richesse des interactions culturelles nées de l’esclavage : le jazz, le blues, le hip-hop, la salsa et bien d’autres formes d’art. Ces hommes et ces femmes à qui on refusait une identité d’êtres humains ont su résister par la culture. Et c’est par la culture encore qu’aujourd’hui leurs descendants ouvrent de nouvelles voies.

1. Nous tenons à remercier pour leur collaboration tous les conférenciers ainsi que Roger Rotmann, William Chamay et Christine Bolron du Centre Pompidou et Christiane Falgayrettes-Leveau, Aurélie Hérault et Dominique Lacroze du Musée Dapper.
2. Ce cycle a été proposé et conçu par Jean-Claude Myrtil du Centre Pompidou.
3. Nous tenons aussi à remercier pour l’iconographie de ce dossier le programme de l’Unesco La Route de l’esclave ainsi que les artistes et photographes dont les œuvres sont reproduites.
///Article N° : 4459

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