Têtes nègres, têtes creuses : El Loko interpelle l’Afrique

Entretien de Jessica Oublié avec El Loko

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D’origine togolaise, El Loko vit en Allemagne, à Cologne, depuis une trentaine d’années. Il a étudié à Düsseldorf auprès de Joseph Beuys(1) dont la philosophie l’a inspiré. Son vocabulaire plastique protéiforme, se compose de peintures, de totems métalliques, d’installations, de papiers collés et d’un travail sur les écritures. Dans le cadre de la Biennale Dak’art 2006, il a exposé une installation intitulée « Têtes nègres, Têtes creuses », véritable plaidoyer pour la démystification et la réhabilitation de la figure du Noir.

Très jeune, vous avez quitté le Togo pour le Ghana. Puis vous êtes allé poursuivre vos études en Allemagne. Comment avez-vous réussi à concilier votre africanité avec les apports de l’enseignement de Beuys ?
Son enseignement a été très instructif sans jamais porter atteinte à mon identité africaine. Beuys avait une conception de l’enseignement artistique très libérale, moins rigide que celle pratiquée par d’autres écoles d’art à la même époque. Lorsque je suis parti du Ghana en 1971, je n’avais pour seul bagage que l’éducation anglaise que j’y avais reçue. Je suis allé m’installer à Düsseldorf. J’imaginais qu’une fois à l’Académie, Beuys allait se charger de me donner du travail. J’ai attendu trois semaines. Il n’est jamais venu. J’ai alors décidé d’aller le voir : je lui ai demandé ce que je devais faire et surtout, par quoi je devais commencer. Il m’a répondu : « Il est sûr que vous devez commencer mais comment et par quoi, je ne sais pas. » Frustré par une telle attitude, j’ai commencé à fréquenter le milieu des galeries et différents ateliers. J’ai progressivement appris à être indépendant, à construire ma propre liberté de pensée.
Beuys ne s’est jamais considéré comme un maître. Au contraire, il considérait ses élèves comme des collègues, libres d’énoncer leurs points de vues. J’ai alors développé un art faisant usage de tous les moyens techniques et théoriques que je possédais. Un art dégagé de toutes contraintes. De son enseignement, je retiens l’idée selon laquelle chaque être humain est un artiste. J’ai plus fait usage de la philosophie de Beuys que de son travail. C’est ce qui m’a très vite amené à travailler avec et sur l’Afrique.
« Têtes nègres, têtes creuses » se présente comme un manifeste en réaction à la situation dite postcoloniale. Dans quel contexte avez-vous produit cette œuvre ?
Ce travail s’est construit en deux temps. À l’occasion de l’exposition « Les hôtels du monde » réalisée en 2000 à Düsseldorf par Jean Hubert Martin, j’ai été missionné pour rechercher des prêtres en Afrique de l’Ouest. Cette recherche m’a conduit du Bénin au Niger, puis du Togo au Burkina Faso jusqu’au Mali, en passant par la Côte-d’ivoire et le Ghana. J’ai réalisé des photographies sans savoir ce que j’en ferai. En 2005, j’ai pris conscience de leur utilité. J’ai eu envie de pointer l’Afrique du doigt et d’ouvrir un dialogue panafricain sur la situation de notre continent.
Je veux que l’Afrique parle d’elle-même, qu’elle s’interroge sur elle-même. Il est temps que les Africains se demandent de quoi ils sont capables aujourd’hui. En tant qu’artiste africain vivant en Allemagne, j’ai toujours vécu la visibilité médiatique de l’Afrique en Occident comme un leurre. Les informations présentent sans cesse une Afrique malade, en proie à la famine, à la guerre et au sida. Si nous ne réagissons pas maintenant, cette représentation de l’Afrique demeurera, en dehors de toute autre réalité.
Votre installation s’ouvre comme un panthéon d’inconnus dont les visages, découpés, jonchent le sol, la face retournée…
Ce sont des visages de médecins, d’ingénieurs agricoles, de personnes issues de toutes les couches de la société. Je veux d’abord exprimer que l’Afrique a perdu sa face. Les visages qui la composent sont maintenant installés face à terre. Toute personne curieuse est obligée de marcher sur les têtes pour pouvoir voir les images.
Les visiteurs sont invités à entrer. S’impliquer physiquement dans l’œuvre, c’est répondre à l’invective politique qui, d’entrée de jeu, est lancée par le titre. Depuis la colonisation, tout le monde a piétiné la tête de l’Afrique. La représentation collective du colonialisme fonctionne d’abord et encore sur des schémas liés aux imaginaires. Je ne juge pas ici les faits mais bien l’image déformée du Noir. Sa nouvelle représentation doit mettre fin à la souffrance des Africains. Dénué d’un vrai visage, l’Africain a subi une défaite : il ne peut plus se relever. Il ne possède ni signe distinctif, ni caractère propre.
Ces photographies ont pour mission d’ouvrir les yeux de nos dictateurs, ignorants de nos réalités actuelles. Les têtes creuses sont les politiciens véreux qui entravent le développement du continent. Ces inconnus, je les traite comme les pionniers de notre prochaine résurrection. Actuellement affaiblis et écrasés, ils s’apprêtent à nous ouvrir la voie.
Votre œuvre pose la question de l’identité de l’Africain à travers les images médiatiques. Cette identité inférieure, globalement misérabiliste dans les médias occidentaux, est intériorisée par les Africains. En banalisant les regards de vos personnages par des formes béantes sur fond noir, vous les figez dans une certaine uniformité. Faites-vous une différence entre unité et uniformisation ? Pensez-vous que cela soit facilement perceptible pour le spectateur ?
Il s’agit d’un travail de commémoration, de protection de la mémoire et des ressources humanitaires. Je questionne le particulier pour ensuite atteindre l’universel. J’interroge la manière de voir pour ouvrir un débat sur les effets du savoir.
Le public doit se poser des questions et réfléchir à la valorisation du patrimoine culturel africain. C’est un peu le travail actuel de la Biennale de Dakar. Je souhaite que les Africains prennent leur continent en main avant de s’adresser aux autres. Deux choses me font honte : l’assistanat et la dépendance. Chacun est libre d’interpréter cette œuvre comme une représentation de l’unité africaine. Mais nous n’en sommes pas là.
Les visiteurs ont leur rôle à jouer dans la construction de l’œuvre. Par le biais de l’installation, ils sont invités à coloniser un espace : celui de l’histoire qui est peinte sous leurs pieds. La colonisation impose la nécessité de dominer l’autre, de le domestiquer et donc de le représenter. Pour comprendre l’œuvre, les spectateurs doivent pénétrer l’espace de l’altérité. On s’aperçoit dès lors que l’Afrique est encore foulée aux pieds. Les indépendances n’ont rien changé à sa situation. « Têtes nègres, Têtes creuses » est une vision nettement stigmatisante des africains. Mais c’est avant tout un point d’interrogation dans notre histoire, à un moment où notre unité reste encore à faire.
N’aurait-il pas fallu épingler des visages de gouvernants africains responsables de l’état déliquescent de l’Afrique ? Au final, comment concevez-vous la réhabilitation de la figure du Noir dans l’Histoire ?
Je compte sur l’Afrique et tous les Africains pour faire évoluer la situation. J’ai bien sûr pensé à placarder des portraits de politiciens mais c’est encore leur accorder trop d’importance. J’ai préféré leur substituer la figure de la simplicité, de l’anonymat du quotidien. Ces personnes anonymes, et qui pourtant constituent le peuple, ont aussi un rôle à jouer. Il est temps que les Africains ne soient plus seulement des « Mornkopfe », c’est-à-dire ces pâtisseries dont le nom en allemand signifie « Têtes de nègres ». Insultés dans notre fierté d’être humain, nous devons réclamer le droit de ne plus être consommés.

1. L’originalité du travail de Beuys (1921-1986) , tient en ce qu’il construit une œuvre sur le récit de sa vie, comme la persistance d’un projet existentiel. Il crée notamment le concept de sculpture sociale devant permettre l’évolution vers une société plus juste. ///Article N° : 4637

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Les images de l'article
Têtes de nègres - Têtes creuses, 2005, Installation de 102 photographies de 75 x 50 cm chacune, 400 x 600 x 500 cm, DR
Têtes de nègres - Têtes creuses, 2005, détail de l'Installation, DR





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