à propos de Sans rancune de Thomas Kanza

Entretien de Boniface Mongo Boussa avec Jean-Pierre Orban, directeur de la collection L'Afrique au cœur des Lettres aux éditions L'Harmattan

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Roman charnière de la littérature du Congo-Kinshasa et précieux document historique, Sans rancune de Thomas Kanza (ancien compagnon de Lumumba), longtemps introuvable, vient d’être réédité par Jean-Pierre Orban.

Qui est Jean-Pierre Orban ? Et qu’est ce qui vous a conduit à créer la collection L’Afrique au Cœur des Lettres ?
J’ai toujours été lié à l’Afrique, par l’enfance que j’y ai passée, par les voyages que j’y ai ensuite effectués, par les amitiés que j’y entretiens. Au départ journaliste, j’ai fait plusieurs reportages sur l’Afrique. Ensuite, en tant qu’auteur littéraire, la  » dialectique  » coloniale et post-coloniale entre l’Occident et le continent africain est pour moi un sujet de recherche majeur. La rencontre entre l’Afrique comme sujet et l’approche littéraire que je privilégie a mené à la création de la collection  » L’Afrique au cœur des lettres « , titre où, tentant de renverser la proposition de Conrad,  » Au cœur des ténèbres « , je cherche à placer l’Afrique au cœur d’un regard littéraire qui l’éclaire. Ce regard, ou plutôt ces regards, je les souhaite croisés. Plutôt qu’un ghetto ou une  » réserve  » où l’on parquerait les auteurs africains, j’entends que la collection soit un lieu où se répondent les paroles d’écrivains ou de critiques – d’où qu’ils viennent – sur l’Afrique. J’ajoute une exigence : trouver ou retrouver des œuvres qui peuvent servir de  » balises  » pour le public ou qui, par la qualité de l’auteur, peuvent inciter le lecteur à réajuster son propre regard. Ainsi le premier ouvrage paru a été Le Soliloque du roi Léopold de Mark Twain, la réédition d’une traduction que j’en avais faite en 1987 alors que rares étaient ceux qui savaient que Twain avait parlé de la colonisation léopoldienne du Congo. Le second (en deux tomes) est L’étonnante aventure de la mission Barsac de Jules (et Michel) Verne, publié l’an dernier, année Jules Verne, avec une lecture d’Antoine Tshitungu qui souligne les côtés anticolonialistes avant la lettre de ce roman peu connu, le dernier des Voyages extraordinaires de Verne. Le quatrième titre est la première histoire exhaustive de la littérature du Congo-Kinshasa par une universitaire italienne, Silvia Riva. Ce sont des regards croisés venus de tous les horizons…
Vous venez de publier dans cette collection le livre de Thomas Kanza Sans rancune longtemps introuvable. Là, encore on aimerait savoir, qu’est ce qui est à l’origine de cette réédition ? Qui est Thomas Kanza ?
Thomas Kanza, né en 1933 et mort en 2004, a été le premier universitaire congolais (RDC) laïque en 1956, quatre ans seulement avant l’indépendance de son pays. Il a fait partie du premier gouvernement de Lumumba, puis, sous Mobutu, a enseigné dans des universités américaines et britanniques. Il a ensuite fait partie du gouvernement de Kabila père et a terminé sa carrière comme ambassadeur. Comme auteur, il est surtout connu pour ses essais politiques. Mais en 1965, il a publié un roman-clé de la littérature congolaise : Sans rancune. Ce roman est très vite devenu introuvable. Dès la création de la collection, j’ai voulu le rééditer. J’ai cherché assez longtemps un contact avec l’auteur. Le jour où j’ai téléphoné chez lui, il venait de décéder la nuit qui précédait. Étrange et tragique lien ! Ses proches m’ont alors appris que Thomas Kanza travaillait depuis plusieurs années sur une nouvelle version du roman et m’ont transmis le manuscrit de cette version non encore  » polie  » pour l’édition (la mise au point du texte pour l’édition 2006 a été réalisée par la nièce de l’auteur, Valérie Kanza). À la lecture des deux versions, ce qui m’a intéressé, ce sont les différences dans le texte et surtout la modification du  » scénario  » à quarante ans de distance. J’ai alors demandé à Mukula Kadima-Nzuji, un des meilleurs connaisseurs de la littérature congolaise de rédiger une  » lecture  » du roman : finalement, nous avons co-écrit, lui et moi, cette  » lecture  » qui analyse les différences entre les versions. Et Herbert Weiss, ancien professeur de la City Univesity de New York et spécialiste de la période des indépendances africaines, a écrit une introduction sociopolitique sur la jeunesse de Kanza, dans laquelle on trouve une information inédite et assez spectaculaire sur un accord secret entre Lumumba et Kennedy, juste après son élection, qui, s’il avait été appliqué, aurait changé la face de l’histoire de l’Afrique centrale.
À l’ouverture de son livre, Thomas Kanza écrit :  » l’histoire racontée dans ce roman se situe à l’époque coloniale quand le Congo était encore belge. Serait-ce une biographie romancée ou une pure fiction ?  » A quel genre littéraire appartient ce texte ?
On peut classer ce roman dans le genre de l’autofiction. Il est divisé en deux parties qui se situent en miroir l’une par rapport à l’autre. La première se situe en Afrique, sous l’administration coloniale belge au Congo, la seconde en Belgique. La description de la société coloniale et africaine précède ainsi celle de la société européenne. À travers les deux, on suit le parcours de Kabuku, secrétaire d’un administrateur colonial, qui se rend ensuite en Europe pour suivre des études universitaires. Si les personnages de la première partie sont plus fictionnels (avec, cependant, des clés permettant de reconnaître des proches de Thomas Kanza, tel son père, Daniel Kanza, un des principaux leaders du Bas-Congo dans les années 50), la deuxième partie est le compte rendu assez fidèle de l’expérience de Thomas Kanza lui-même atterrissant dans un milieu européen qui n’avait jamais accueilli d’Africains avant lui.
L’une des questions que pose ce texte est celui des rapports entre Blancs et Noirs, la question de la possibilité où l’impossibilité d’une amitié belgo-congolaise. Cette question est-elle actuelle ?
La question se pose rétroactivement : au niveau de l’Histoire. Entre 1955 et 1960, au Congo, a surgi la question de la possibilité d’une communauté belgo-congolaise, plus ou moins autonome par rapport à la métropole, de la même manière que de Gaulle proposera une communauté franco-africaine aux colonies françaises en 1958. Cette idée de communauté a été partagée par des Européens qui souhaitaient créer une sorte d’Etat multiracial autonome par rapport à l’Europe qu’ils avaient eux-mêmes quittée. Du côté africain, il s’agissait d’un compromis possible entre le maintien de la situation coloniale et la perspective qui semblait alors encore éloignée d’une indépendance totale. Cette position a été sérieusement débattue et soutenue par certains de ceux que le colonisateur désignait par le titre assez horrible d' » évolués « , sous lequel étaient rangés ceux qui avaient reçu un niveau d’instruction secondaire. Jusqu’à ce qu’il se rende à la Conférence panafricaine d’Accra en décembre 1958, Lumumba était partisan d’une communauté belgo-congolaise. C’est dire…
Mais le débat du roman dépasse ce cadre politique. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité, je dirais  » existentielle « , d’une amitié ou co-existence interraciale certes mais surtout entre anciens colonisateurs et anciens colonisés. Et, au-delà, les conditions de possibilité d’une telle relation. Ce thème est personnifié dans le roman, notamment, par le couple mixte d’Henri, qui est noir, et de Claire, qui est blanche. Ce thème-là est et restera actuel : il est un des nœuds, il me semble, des relations entre l’Afrique et l’Europe. Comment en effet, gérer, sans arrière-pensée, des échanges entre l’ancien  » dominateur  » et son ancien  » sujet  » ?
Sans rancune raconte le parcours social d’un jeune homme dans les années 50. Peut-on tirer un parallèle entre ce texte et Makalamba de Yoka Mampunga. D’une manière générale, avec quel texte de la littérature africaine peut-on comparer ce livre ?
Il est évident, comme je l’ai dit, qu’il y a plus qu’un parallèle entre le parcours de Kanza et celui de Kabuku, son héros. Mais ce qui m’intéresse, c’est ce que permet la fiction. Il est frappant, à mes yeux, que Kanza, homme et essayiste politique, passe par la fiction pour  » régler  » la question de ses rapports avec le colonisateur (qui, situation plus délicate encore dans son cas, lui facilite l’accès à des études universitaires en Europe) et, secondairement, la question de la passation du relais entre un père (sage et patriarche respecté de la société africaine) et un fils qui, à sa mort, est appelé à régler, son niveau, à la fois le passif/passé et l’avenir des rapports Blancs-Noirs. Sans rancune est pour moi une nouvelle preuve de ce qu’autorise la fiction : une désinhibition de l’auteur/narrateur, un retour du refoulé (nettement visible dans la deuxième version), une liberté de parole à l’insu, souvent, de l’auteur lui-même, une analyse plus sensible, au cœur même des  » passions  » (mot ambigu qui recouvre autant l’inclination que la souffrance) donc du sensible…
Au sein de la littérature africaine, les thématiques de Sans rancune – la confrontation entre cultures occidentale et africaine, la fascination du voyage et de la formation en Europe, la viabilité et l’acceptation du couple mixte – se retrouvent, ensemble ou séparément, tout au long de la deuxième moitié du 20e siècle, de Cheikh Hamidou Kane au Béninois Bhêlil Quenum, en passant par Sembene Ousmane. Je vois cependant, au moins, deux caractères du roman de Kanza qui se retrouvent moins chez les auteurs des pays qui ont connu directement l’influence française et modifient le rapport au colonisateur. Tout d’abord la prégnance des valeurs chrétiennes, non explicite (sauf par la figure du  » missionnaire « ), mais certainement inconsciente, qui se retrouve dès le titre et qui imposait, en somme, pour le colonisé, de prendre en compte des notions positives comme le pardon, ou négatives comme la revanche. Le deuxième, c’est le rapport fait de méfiance aux valeurs intellectuelles (aux mots) et à l’élitisme qui prévalait dans la colonie belge et qui a longtemps pesé sur la littérature congolaise. La colonisation belge a pu se prévaloir du plus haut ou d’un des plus hauts taux d’alphabétisation en Afrique mais infantilisait le colonisé et empêchait les têtes d’émerger. Dès lors, la prise en charge de la révolte et sa conceptualisation par les élites ont accusé au Congo ex-belge un retard par rapport à ses voisins sous domination française (les différences avec les colonies britanniques demanderaient un autre type d’analyse). La littérature du Congo-Kinshasa a subi l’influence de cette conjonction de facteurs, avant de se libérer de cet état d’esprit et de rattraper, son retard avec une incroyable boulimie. Mais dans les années 60, Thomas Kanza est exemplaire de la situation qui prévalait à la fin des années 50 et encore, en partie, dans les années 60. Il brise la  » malédiction  » et le joug qui pesait sur les intellectuels congolais en étant le premier laïc à accomplir des études universitaires. En même temps, la première version de son roman Sans rancune, publiée cinq ans après l’indépendance mais sans doute entamée sinon rédigée avant 1960, pose encore, rétrospectivement, la question de la légitimité, non pas de l’affirmation africaine portée haut dans la figure du père, Mabwaka, mais de la révolte contre le colonisateur (en distinguant le bon et le mauvais colonisateur) et voit le héros accorder, au nom de son père, le pardon à l’administrateur colonial auteur de brimades.
Quant aux parallèles et différences entre Sans rancune et Makalamba, roman qui est passé quasi inaperçu et dont la réédition est importante, ils mériteraient une analyse approfondie et j’espère qu’elle sera menée rapidement. Ce que l’on peut en tout cas signaler c’est que Sans rancune n’appartient pas au genre  » pittoresque  » : ce qui importe à l’auteur, ce n’est pas le rendu de la vie de tous les jours. Dans la première version, même les noms de lieux ont été, pour la plupart, occultés. Le roman agit plus comme une épure, à la limite géométrique. À cet égard, il s’inscrit dans une ligne classique où prévalent la concision et l’économie des moyens.
Sans rancune a été récrit en 2000 par son auteur. En quoi cette nouvelle version est-elle différente de la précédente ?
C’est ce qui est, à mes yeux, le plus passionnant. Il semble que Thomas Kanza n’a pas cessé de remettre sur le métier, avant même 2000, le texte du roman publié en 1965. La question est de savoir pourquoi. On ne peut en trouver la réponse que dans le texte. Tout d’abord, la deuxième version voit apparaître un nouveau personnage, un jeune Blanc, fils du  » mauvais  » administrateur colonial, qui devient comme l’alter ego, dans l’autre camp, de Kabuku, le héros et narrateur. Le miroir devient parfait. Mais surtout le scénario change profondément. Le jeune Blanc, en effet, devient la cause, sinon l’auteur de la mort (c’est-à-dire le meurtrier) de Mabwaka, le père de Kabuku. Dès lors, les termes du débat sont complètement transformés. La mère de Kabuku en appelle, à demi-mots, à la vindicte. Kabuku ne se vengera pas, il continuera à porter la parole du pardon transmise par le père. Mais cette fois, en connaissance de cause : après que les mots désignant les choses aient été prononcés, après que les faits aient été reconnus et nommés. Il est significatif à mes yeux que Kanza ait repris, à ce qui sera la fin de sa vie, ce texte de fiction qui parle de son entrée dans la vie d’adulte. La boucle est bouclée.
Sans rancune est-il un livre de la mémoire ? Comment a-t-il été reçu ?
La question de la mémoire est, pour moi, la question clé du roman et ce qui a mené à l’écriture de la deuxième version. Ce qui est en jeu, c’est de savoir si on peut pardonner ou se réconcilier sans s’être d’abord souvenu de tout et surtout sans dire ses souvenirs. Kabuku le dit : pardonner, oui, mais comment oublier ? Les deux sont antinomiques. Il faut d’abord appliquer le devoir de mémoire ou d’histoire avant de passer à la réconciliation. Mieux : la pacification n’est possible qu’après la reconnaissance des faits. En ces temps de débat sur la colonisation, la leçon a toute sa pertinence.
Pour ce qui est de l’accueil du roman, Sans rancune a été pendant près de quarante un phénomène similaire à la bête du Loch Ness : tout le monde en parlait sans le voir. Sa réédition, sous une version réécrite, permet enfin au public africain et européen, de le tenir en main !

///Article N° : 4659

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