Za

De Raharimana

À portée d'haleine des murs d'ombre
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Avec Za, son dernier roman, Raharimana « plonge au plus profond des miasmes qui hantent le monde ».

On prend la langue à revers, déjà dans la récitation des lettres, de la dernière à la première, et cela nous signale insensiblement l’infini, mais à revers. L’aleph arrive en dernier, parce qu’en seconde position, seulement. Cela donne aussi za, l’indice d’un zézaiement, d’un trouble de l’articulation et de la phonation. Toute graphie de ce zézaiement tente de nous rapprocher de cette oralité un peu mythique dans les codes littéraires, puisque adossée au décalage d’avec le parler réel. Mimer ce trouble dans l’écriture, pendant trois cents pages, revient alors à déboîter considérablement le regard du lecteur, et à lui demander de lire ce qu’il a déjà tant de difficulté à entendre, et même si le narrateur le prie d’accepter ses excuses dans des « dires liminaires » :  » Eskuza-moi. Za m’eskuze. À vous déranzément n’est pas mon vouloir, défouloir de zens malaizés, mélanzés dans la tête (…). Eskuza-moi. Za m’escuze ». C’est également la personne de celui qui parle, en malgache. Substituer cette énonciation à celle du je du français signale immédiatement le trouble, celle d’une identité qui échappe à elle-même, se saisissant dans son dessaisissement et sa différence. C’est d’un tel vertige que les premiers mots du roman de Jean-Luc Raharimanana, Za nous font part.
Placé sous la double présence tutélaire de Frankétienne et de Sony Labou Tansi, le roman brosse une vision hallucinée de l’état d’une société îlienne – on la supposera malgache, si Madagascar vaut ici comme épitomé des souffrances : dans la parole pour nous déréglée de Za, se donne à entendre la geste d’un être dont l’action, les mots, mais aussi l’immobilité et le silence sont autant de revendications à son humanité, et le dérèglement dont il est ici question origine le lecteur dans sa propre tranquillité.
Celui qui fut autrefois un homme intégré, marié, père d’un enfant, est désormais une loque qui déparle : arrêté, torturé, la bouche et la langue ravagées par les sévices, il vu son fils noyé, pourrissant dans le fleuve qui charrie des sacs de cellophane, le ventre empli de ces mêmes sacs, son épouse violée et battue, la déraison généralisée. Le roman raconte dans une succession de chapitres aux titres qui participent de l’élucidation, cette histoire sans fin, remettant même en cause la possibilité de clôture du texte, outrepassant les limites décrites par le genre romanesque. Celles-ci pourraient être marquées de l’extinction du narrateur, mais cela continue, encore, dans la zone grise dans laquelle les vivants et les morts se côtoient, particulièrement lors des cérémonies malgaches du retournement des morts.
Jusqu’au bout du combat nocturne avec « l’Anze », par-delà la dévoration de la nuit par la monstrueuse mante religieuse, jusqu’au moment où les « amers » sont enfin largués, et que plus aucun repère ne vaut dans l’espace du désespoir, l’écrit voit sa prétention à délimiter le réel se restreindre puis se dissoudre. C’est à l’épuisement du sens du langage que le lecteur est confronté dans cette histoire sans fin, et il a fallu à l’auteur plonger au plus profond des miasmes qui hantent le monde, et l’enferment dans l’absurde. La seule énumération suivante fait sens dans l’horreur : « Sarajevo. Beyrouth. Gaza. Kigali. Kisangani. Islamabad. Mogadiscio. Bouaké. Freetown. Blida. Ceuta. Bangui. Bukavu. Kirkuk. Djalalabad. Za va bien au Darfour, Za va bien à Kaboul, Za va bien à Bagdad » (272). Mais on pourrait tout aussi bien trouver ici facilité, pour l’appel à l’émotion. De même, les tribulations du corps de Za, l’immersion dans le cercle de la merde, ou bien, la recherche de leurs bites décomposées et perdues, par les ancêtres, dans une culture où leur culte est posé comme un stéréotype, mais où dans la réalité, on se livre, faute d’autres ressources, à des trafics d’ossements, pourraient être paresseusement interprétés comme un sursaut victimaire dans la littérature trash. Ce n’est évidemment pas le cas.
D’abord, on l’aura relevé, l’antiphrase est déjà un appel : « Za va bien… » Dans la parole de la victime, tout au long du roman, c’est la lassitude et l’épuisement qui l’emportent, dans la confrontation du sujet de la parole à sa propre identité. Za apparaît à la fois comme le pronom de la première personne, mais en même temps comme celui qui la profère. Mais aussi, peu à peu, se déclinent, dans la parole des autres qu’elle même rapporte, les prénoms, et leurs significations possibles, modifiées par l’amplification : Ratovo, Ratovoantanitsito, Ratovoantany, Ratovoantanitsitonjanahary. C’est comme nœud de ces valences identitaires que le personnage gagne une épaisseur, paradoxale néanmoins, puisque le corps s’évide et perd de sa substance par les plaies et les coups. Ballotté, menotté à un lit d’infirmerie ou bien maquillé en cadavre transporté à bout de bras, immobilisé dans un linceul et dans une natte, il est héros paradoxal, agi par d’autres, mais recueilli au sein de sa seule parole, réinventant la langue de cet état. Il faut prendre en charge ceci que face à la répétition du malheur, face à ces économies de la mort qui prennent les êtres en charge, et s’en allègent, les réduisant à la production de cadavres et d’ossements – le roman décrit de façon saisissante le survol de fosses communes et d’ossuaires-, face à l’incompréhension généralisée – l’histoire racontée est trouée de quiproquos aux effets dévastateurs-, la répétition de la désignation du malheur comme tel ne parvient plus à faire sens, ou bien sinon de manière strictement allusive, ce qui permet de détourner le regard, comme le montre la liste des villes stéréotypes du malheur postcolonial. Atteindre le plus près du désastre, c’est entendre en soi ce qu’il remet en jeu du rapport de la langue à l’objet de sa désignation.
Alors, par un geste décisif, mais qu’il ne peut, matériellement et physiologiquement, empêcher, Za voit la langue dévirer, et par ce seul geste, c’est désormais la langue-aux-autres, qui devient la marque du grotesque, réduite à un pur ornement, recouvert des parures du bizarre, et qui par là, s’écarte(rait) délibérément du réel. Les rhétoriques du politique, de l’humanitaire, par exemple, ne sortent pas indemnes du roman. Et c’est un lexique, en apparence troublé, qui rend possible le dire de ce réel du bidonville et de l’abjection, mais grâce auquel l’humanité demeure, et se renouvelle jusqu’aux moments ultimes : « Za ramasse mes mots parmi les détritus que le courant emporte. C’est dézà ça ». Seule une langue en charpie parvient à donner l’entente de la charpie qu’est la survie dans les zones les plus boueuses de l’existence. Les codes lexicaux qui fondent la recevabilité de cette maison commune de la langue sont eux aussi remis en jeu : « massacrades, impostueries ». La déconstruction lexicale sature le roman, prenant l’apparence de la fondation d’une langue qui à la fois dé-code et ré-encode, sans nuire, il faut le souligner au lecteur frileux, à la lisibilité, tant le sens littéral est sans cesse réactualisé. La gravité du propos, sous l’apparence du grotesque et du pitoyable, annule l’expression et la réduction au pur jeu.
Attachée au plus matériel (douleur physique, faim, crasse, odeurs pestilentielles, soif, suintements corporels), cette non histoire de Za est aussi adossée à une dimension métaphysique, qui confère un rythme sourd à cette allégeance aux contraintes. La nuit, quand il parvient au sommeil, Za est confronté à la lutte avec « l’Anze ». C’est d’ailleurs lors de cette lutte que la plaie est faite à la cuisse, comme, on s’en souvient, dans le récit biblique. Mais c’est toutes les nuits que la lutte reprend : Za ne saurait devenir fondateur d’une lignée, ni d’un peuple. À la ruse de Jacob, répond la candeur de Za, comme à la prospérité du premier, la déchéance sociale du second. En décalant le récit de l’unique, c’est aussi tout l’ancrage dans l’élection qui est réactualisé : point d’arrêt, l’histoire se répète dans sa désolante itération. Za n’est pas élu, mais démis et damné, y compris par ceux qui pourraient se parer des formes de la justice, et qui ne sont plus dans sa bouche éclatée que des « démoncrates ». Insensiblement, Za glisse vers la figure du Crucifié, mais pour un supplice là aussi sans salut, ni même espérance, et dans une logorrhée qui revêt la forme du murmure sans fin. Le sentiment de la déréliction n’est plus de mise dès lors que le personnage erre dans l’impatience de la mort, et dans le rappel de l’impossible pardon. Autour de lui, de son corps et de son absence au monde, les êtres se livrent à une danse de mort, dans la confusion avec le vif, et des êtres monstrueux, »rien-que-têtes » et « rien-que-sairs« , rivalisent de cruauté cannibales avec les imolards, troupe du seigneur Dollaromane, figure de la tyrannie. Ces figures de monstres rejoignent d’autres êtres mythologiques, aperçus au fil des lectures, tels l’elima bantou, qui attire les êtres vers leur disparition dans les profondeurs. Immobile, silencieux, Za éprouve aussi les démons de ses propres lâchetés, en se détournant de son épouse, effeuillée « de tant d’amour qui s’envole », comme le dit le très beau « chant de la femme », un des sommets poétiques du texte ; en se détournant du cadavre de son fils, et en se destinant lui-même à l’impuissance et à la mort. Mais c’est peut-être aussi depuis ce point de non retour que se dessine, de manière ténue, à partir du monde frissonnant des ombres, la possibilité de retissage d’un monde qui regarderait sa folie avec les yeux grand ouverts : alors que les ombres se pressent autour des figures tutélaires du refus de la violence -le Mahatma, Martin Luther King, Mandela, le Dalaï Lama-, l’enfant que Za n’aura pas regardé quand il en était encore temps, tisse « l’aurore à venir » et, converse avec le Mahatma, « leurs doigts effilant la vie ». C’est un faible espoir, dont seule la conscience qui hante les parages des inter mondes, peut susciter l’appel. C’est aussi dans cette vision apaisée que se dit l’amour des êtres, hors de tout appel à la diabolisation, comme à la relance du mal politique.
C’est ainsi que le réalisme des miasmes rencontre le sublime de l’effroi, et réveille ce sentiment de la merveille qui enjoint l’imaginaire du lecteur à regarder dans ses propres égarements. « Bonzour bassesse », lance Za, dans un moment particulièrement dramatique, et cette évocation quelque peu narquoise d’une littérature de la culpabilité qui détourne son regard, fait se lever le hors-champs des histoires, conférant alors au texte une perspective qui excède alors résolument celle de l’histoire malgache. Imprégnée du croisement d’intertextes anciens mais aussi beaucoup plus récents, l’œuvre est un hommage rendu à la génération actuelle des écrivains du Sud, qui décrit la transformation achevée de la perception d’une « Afrique fantôme », en contrepoint du spectre de la culture. Tel paraît bien l’enjeu de ce roman impressionnant, par lequel depuis l’autre de la langue, c’est-à-dire depuis son chavirage et sa plongée dans les eaux les plus bouillonnantes de la déchirure, il faut réapprendre à dire la réalité de ce que l’on est, tout en ne l’étant plus. Jean-Luc Raharimanana s’affirme ici comme un des auteurs phares des littératures postcoloniales (1).

1. On peut relire avec profit sa réaction au désastreux « discours de Dakar » http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2202 que l’on pourra compléter avec le texte d’Achille Mbembe : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2183///Article N° : 7345

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