Za

De Jean-Luc Raharimanana

Za parle, écoutez Za !
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Le dernier roman de Raharimanana force le lecteur à abandonner ses habitudes et à écouter la voix d’un personnage hors du commun. Un livre remarquable.

Il y a des silences qui en disent long. Des silences qui trahissent le respect et l’admiration ou encore la perplexité et l’incompréhension. Des silences qui se veulent indifférents mais qui ne sont que feints.
De quel silence est-il question dans celui qui a fait suite à la parution de Za de Raharimanana ?
L’auteur lui-même ne le sait pas. « Je m’attendais à ce qu’on descende le livre mais pas à ce silence », dit-il, un brin de rire dans la voix. Comble de l’ironie : si les critiques sont restés sans voix, le livre se vend plutôt bien en librairie, et sur les blogs, des lecteurs anonymes se délectent de cet ouvrage qui les a surpris, conquis, perturbés, étonnés… tout sauf laissés indifférents.
Qu’y a-t-il donc dans Za pour justifier une telle réaction ?
Il y a… Za, et « ma pérole, Za vous le dit, ma parole vous emmerde ». Za envoie balader tous ceux qui somment de choisir entre deux langues, qui décortiquent l’écriture pour y déceler telle ou telle trace d’une langue maternelle, qui dissertent sur les dimensions africaines de la langue française – tous ces discours, Za s’assoie dessus en envoyant des « excuses et dires liminaires » longs de sept pages, histoire de mieux vous dire que vos analyses et vos théories, vous pouvez les mettre là où il le pense.
Avec Za, il vous faut écouter. Avec Za, pas question de survoler la page d’un regard, non, il vous faut revenir à la dimension toute première de la lecture : la parole dite. Za n’est pas un livre que l’on effleure, c’est un livre où il faut accepter de se noyer. Est-ce là la raison du silence ?
Raharimanana ne sait toujours pas. Dans L’arbre anthropophage (1), il avait écrit : « Pour exprimer l’essence d’un même objet, deux mots sont possibles. Deux mots qui renvoient à deux mondes différents, à deux imaginaires différents. Est-ce une chance ? Une autre aliénation encore ? »
Avec Za, il refuse de choisir. Ou plutôt, il dit l’impossibilité de choisir.
« Les deux langues sont en moi et je ne peux pas m’en débarrasser comme ça. Mais écrire exclusivement dans l’une ou l’autre langue, c’est une sorte de perte dans le langage. C’est une erreur de penser qu’une autre langue se retrouvera dans l’écriture. Je pense qu’au fur et à mesure, l’apport de l’autre langue sera complètement assimilé et on n’y pensera plus comme venant d’ailleurs. »
Un aveu qui sonne comme une claque pour tous ceux qui pensent que quelques mots empruntés à une langue africaine dans un texte français suffisent pour détourner la langue, y apporter une empreinte africaine. Raharimanana, lui, y voit plutôt une façon de tuer les mots :
« Je suis convaincu qu’il est impossible de faire ressentir à un public qui ne parle pas la langue le sens du mot étranger. En enlevant les mots de leur contexte, de leur matrice, en les isolant dans une autre langue, on les fragilise. »
Lui dit n’avoir jamais voulu travailler comme cela, refusant les notes en bas de page « qui n’ont rien à faire dans la littérature ». Et s’il a placé ce roman sous les figures tutélaires de Sony Labou Tansi et de Frankétienne, c’était par admiration mais aussi par précaution :
« Ce sont de véritables voix littéraires, pas simplement des auteurs qui ont écrit des romans. On sent la nécessité d’écrire, de se confronter à la langue. Ce n’est pas une posture, c’est plus cela. Je voulais aussi prévenir le lecteur et certains critiques que je voyais venir avec des comparaisons que je ne veux pas assumer, comme celle avec Kourouma. Je n’ai pas envie qu’on dise de moi que j’ai malgachisé le français. »
Le projet de Raharimanana est ailleurs, dans une volonté de « penser le français avec une logique malgache ». Il s’inspire des genres littéraires malgaches pour les transposer dans un univers littéraire fait de français, les transformant et les combinant entre eux au passage. Un projet d’écriture débuté dès Lucarne (2), son premier recueil de nouvelles :
« Dans la nouvelle’Massa’, je pars d’un jijy, qui est une sorte d’épopée individuelle qui raconte le destin d’une personne. J’ai essayé de le combiner avec un autre genre du sud de Madagascar, le chant d’une personne malade qui va voir le guérisseur. Dans’Massa’, le narrateur a perdu sa femme et se met à la chanter, à raconter son histoire, comme une épopée. À la fin, la femme se transforme en statue, ce qui est une idée totalement française. »
Ou encore dans’Vagues’ :
« Je commence la nouvelle par la fin, contrairement au conte – je prends donc un schéma de la littérature française, pour raconter l’histoire d’un héros de conte. »
Les genres littéraires malgaches et leurs héros sont une source d’inspiration infinie pour Raharimanana. L’un d’entre eux le fascine tout particulièrement, celui de Zatovo, un personnage qui conteste tout, y compris sa propre création dont il s’estime maître lui-même, reniant au passage dieu créateur, père et mère. Cette contestation suprême de la mère, impensable et meurtrière, est à la base de Nour 1947 (3).
« Tout le roman est sur cette question-là : le rapport entre la mère et l’enfant, un enfant particulier qui dit pouvoir se créer lui-même. J’avais envie de réfléchir sur ce personnage, sur ce qu’il pouvait apporter dans une perspective presque philosophique sur la naissance d’une identité, sur l’histoire de Madagascar et de ses rois qui disent détenir l’identité, et le colonisateur qui arrive et qui se dit mère patrie. Le personnage de Zatovo me permettait d’interroger toutes ces questions-là. »
Mais la critique est passée totalement à côté de cette dimension, se concentrant sur les faits historiques évoqués dans le roman, la rébellion de 1947 et ses conséquences. Pour l’auteur qui dit avoir mis dix ans à écrire ce livre, ce fut une déception.
Puis il y eut L’Arbre anthropophage et l’irruption brutale de l’écriture dans l’intimité de l’auteur, avec l’arrestation, la torture et l’incarcération du père. Le fils-écrivain se bat comme il peut, avec sa plume, ameute des journalistes et des militants des droits de l’homme, doute et espère, questionne son enfance, son rapport à la langue, le passé de l’île et les mythes qui le structurent. L’écriture ne peut plus être un simple jeu, elle a des conséquences tragiques sur le quotidien.
« L’écriture m’a atteint dans ma chair », dit l’auteur. « C’est pour cela qu’il y a pu y avoir Za ensuite. »
Za, lui, ne se laisse dompter ni par l’auteur, ni par le narrateur. Il parle, sans arrêt, oscillant entre le « je » et la troisième personne du singulier, entre un « moi » et un Autre, refusant de construire une identité, s’adressant aux cailloux comme aux humains. Il revêt en lui deux personnages – celui de Zatovo, le contestataire, et celui de Ratovo, un roi blessé, déchu de son pouvoir et qui parcourt le royaume, tout nu. Raharimanana en fait un père à la recherche de son fils mort, blessé dans sa virilité par une plaie qui lui barre la cuisse.
Une fois créé, Za échappe à son créateur, en digne fils de Zatovo, et conteste tout, y compris le narrateur qui tente en vain de contrôler cet étrange personnage à la parole foisonnante, dans des intitulés de chapitres à rallonge qui finissent en queue de poisson.
« À la fin, le narrateur abandonne. Il nous annonce qu’il nous livre tout ça en vrac, et qu’on se débrouille. C’est la seule forme qu’il ait trouvée pour contrecarrer la parole de ce personnage. »
Za, lui, continue son chemin, cherchant la mort qui ne veut pas de lui, parlant encore et toujours, échappant au lecteur et à l’auteur. De personnage de littérature orale, il est devenu un questionnement philosophique sur l’identité et la liberté de parole.
« Les personnages de la mythologie grecque sont devenus aujourd’hui des personnages de philosophie. Je pense que dans la mythologie malgache ou africaine, nous sommes obligés de faire cette démarche-là aussi. On ne peut pas simplement dire qu’on va mettre quelques mots par ci, par là, ou transposer une syntaxe malgache dans le français… ça ne veut rien dire et mène à quelque chose d’incompréhensible. »
Mais un tel projet n’est paradoxalement possible qu’à travers des connaissances approfondies des deux traditions littéraires et une maîtrise des deux langues. Raharimanana dit, le sourire en coin, avoir étudié « les lettres modernes à Madagascar et le malgache aux Langues’O en France ».
« En écrivant Za, à chaque fois que j’étais en face de la pensée de la langue française, je la tuais. Je la tournais en dérision. »
Car la voix de Za dévie tout. Son zozotement raye constamment la lecture et brouille les habitudes de déchiffrage du texte. Les yeux ne peuvent pas deviner le sens du mot, il faut d’abord le prononcer, l’écouter. Le zézaiement mène vers le double sens, vers l’inattendu, vers la surprise. Za est incontrôlable, dans ses gestes mais surtout dans sa parole.
« Za va toujours dans le sens de son zozotement, pas dans le sens de la langue, dit Raharimanana. Je suis face à ces deux perceptions. Le personnage arrive face au mot et je sais que ce n’est pas le sens de la langue, mais lui s’en fout et va ailleurs. Je le suis. »
Cela donne une écriture qui joue avec les proverbes et les genres littéraires, avec une obstination féroce à dévier des sillons tout tracés de la langue française, à prendre les chemins de traverse, à forcer le lecteur loin des formules toutes faites. L’oralité, ici, est une « littérature qui se donne à entendre », comme le dit l’auteur lui-même :
« J’écris aussi du théâtre, je suis conteur, c’est mon métier maintenant. Je connais l’importance de la diction et de la sonorité. Certains critiques pensent que je m’inspire de Chamoiseau et de la créolité, mais ce n’est pas ça, c’est une question de la sonorité de la langue. Physiquement, quand je bute sur un son, sur un mot, il faut que je le change. Il y a des sons qui ne peuvent pas se mettre ensemble, c’est juste comme ça, une évidence. Quand j’écris, j’écris à haute voix. Je mâche les mots dans la bouche. »
Le lecteur, lui aussi, est invité à mâcher, à écouter, à chanter. La voix de Za lui remplit les oreilles, lui fait bourdonner la tête – et puis, soudainement, elle s’éclipse pour laisser place à une autre voix, celle de la femme qui chante son amant perdu. L’écriture écorchée vive, si caractéristique de toute l’œuvre de Raharimanana, trouve son apogée dans ces courts passages, autant d’instantanés de beauté et de pure poésie au milieu de la tumultueuse épopée de Za.
« Je voulais donner peu de mots à cette femme, mais des mots qu’on ne peut pas contourner. Comme si le véritable sens était dans ses mots à elle. Et si c’était elle qui racontait le vrai Za, plus que tous les autres personnages ? »
Laissons-la chanter :
« La terre est sèche mon homme, et les traces de tes pas m’ont à nouveau dispersée. Dispersée sur ces chemins de dérive. Dispersée sur ces routes de perdition. Je m’effeuille de tant d’amour qui s’envole. Je me démembre de tant de toi qui me manques. »
Za l’écoute-t-elle ? Il finit par chanter, lui aussi.
« Voix.
Tendue sur le tard assourdit, hôte de la nuit, épouse du silence. Nasse qui s’ouvre aux traînards se ferme au compréhensible. Ecoute donc
folle voix ensantée, folle femme enfantée
désir est corde raidie sur laquelle la raison vire funambule,
écoute Za a dit. »

1. Paru en 2004, éditions Joëlle Losfeld.
2. Editions Le Serpent à plumes, 1996.
3. Editions Le Serpent à plumes, 2001.
Za, de Jean-Luc Raharimanana, Ed Philippe Rey, 2008///Article N° : 7614

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