Quel avenir pour le Féminisme Noir ? (1)

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L’histoire du féminisme noir américain a connu de multiples périodes d’ascendance et d’éclipse. Envisager son avenir requiert alors de prendre en compte les flux et reflux qui le caractérisent. Aujourd’hui, la naissance de nouvelles formations a eu pour effet tant d’occulter la présence des féministes noires, que d’affaiblir toute prise de conscience du racisme, du sexisme, de l’exploitation des classes, de l’hétéro-sexisme, et de toutes autres inégalités que le féminisme noir s’efforce de confronter. L’émergence, aux États-Unis, en France et dans d’autres sociétés multiethniques, d’une politique sociale en apparence, « daltonienne » et paritaire, implique que les mouvements fondés sur le groupe – identitaire ou communautaire – sont désormais mis à l’écart, en faveur de solutions individualistes et assimilatoires.
Patricia Hill Collins présente les caractéristiques du féminisme noir états-unien, analyse les circonstances de son éclipse et propose des pistes susceptibles d’en encourager la résurgence.

Le féminisme noir se définit par trois caractéristiques essentielles. Premièrement, il est intimement lié à la politique raciale américaine. Les Africains-Americains ayant été un peuple pendant longtemps subordonné, la race demeure une question importante, pour les Noirs en général et les femmes noires en particulier. Cependant dans le contexte actuel de supposée indifférence à la couleur de peau, ceux qui s’interrogent sur cette question se voient immédiatement accusés de vouloir s’engager dans une politique identitaire négative et de jouer la carte de la race. Cette résistance à reconnaître la race dans un environnement « daltonien » est un curieux paradoxe lorsque l’on sait qu’un pourcentage élevé de la population africaine-américaine est encore victime de pauvreté, de précarité en matière de logement et d’accès aux soins médicaux, et d’autres crises sociales. En ce sens, cette population s’aligne davantage sur la condition noire à l’échelle globale, que sur les conditions de vie américaines. Parallèlement, les Noirs-Américains font partie de la population américaine et, sur de nombreux points, partagent les mêmes fondements culturels ; y compris leur histoire.
Mais parler de parallèles et de différences entre Noirs Américains, autres Américains et groupes raciaux ou ethniques non-Américains requiert tout d’abord une définition du terme « noir ». Ceci est très important car les caractéristiques du féminisme noir américain ne peuvent aisément se déployer dans une approche non-racialisée de sororité globale. Ce que nous entendons par le mot « noir » est une catégorie sociale et politique faisant référence au racisme en tant que système de pouvoir. Cette définition dissocie le fait d’être noir du simple facteur biologique ou ethnique, pour l’associer davantage aux concepts de pouvoir et de richesse. Ainsi, les personnes généralement reléguées au bas de la société n’ont pas à être d’ascendance africaine pour être traitées comme des « Noirs ». Elles sont « noircies » du simple fait qu’elles se trouvent au bas de l’échelle sociale.
Prenons par exemple les jeunes dits de minorités ethniques en France. Ceux-ci ont, pour la plupart, grandi en France, mais sont toujours considérés comme des étrangers. (2) La citoyenneté – généralement perçue comme l’opposé du statut d’immigré – est pourtant censée offrir un égal accès aux ressources telles que l’éducation, les services sociaux, le logement, l’emploi, le droit à la création d’entreprises. Elle est aussi garante de la régularité de la main-d’œuvre. Or, du fait même que la France ne reconnaisse pas la race comme catégorie sociale, il demeure difficile de prouver que les jeunes issus de minorités ethniques soient sujets à une forme de discrimination, tout comme les autres immigrés. En ce sens, les « immigrés » de France sont confrontés aux mêmes défis que les Noirs d’Amérique dont la race, ou l’ethnicité, et la classe sociale sont étroitement liées.
La seconde caractéristique du féminisme noir américain porte sur le fait que la conception du genre soit déterminée par des inégalités de race, de classe et de sexualité. L’histoire du féminisme noir démontre clairement qu’il est une frange distincte du féminisme, opérant sur un mode d’intersectionnalité et d’une relation continue entre théorie et pratique. Comme je l’explique dans Black Feminist Thought, le féminisme noir américain pose les inégalités sociales comme résultantes les unes des autres. De sorte qu’il devient difficile de discuter isolément de la race, du genre et de la classe dans la recherche de solutions aux problèmes sociaux. Le féminisme noir insiste au contraire sur l’interconnection des inégalités et identifie des configurations de privilège et d’oppression à chaque période de l’histoire. (3)
La troisième caractéristique repose sur la nature dynamique et changeante de son discours. Le féminisme noir se compose d’un ensemble vivant d’idées et de pratiques et l’on peut observer que chaque grand moment de l’histoire politique américaine a vu émerger des expressions féministes noires particulières.
À la fin du XIXe siècle, l’enjeu était d’identifier un ordre du jour à portée sociale et d’établir un réseau national afin de lutter contre les mauvais traitements infligés aux femmes noires. Le féminisme noir moderne a, quant à lui, vu le jour concurremment aux mouvements sociaux des années 1950 et 60. Les Africaines-Américaines ayant été des participantes actives de multiples mouvements sociaux (droits civiques, Black Power, le Mouvement des Femmes, le mouvement contre la guerre ; le mouvement de libération gay et lesbien), ce féminisme s’est imprégné de la synergie intellectuelle et politique de l’époque. Mais aujourd’hui, ce qui freine son renouveau est l’absence de reconnaissance, par la politique néolibérale, de tout mouvement social fondé sur le groupe.
Malgré ces caractéristiques déterminantes, le féminisme noir ne pourra passer du stade de l’éclipse à la résurgence qu’à la seule condition d’un regain de l’engagement des Africaines-Américaines. Pour ce faire, le féminisme noir se doit de puiser dans des particularités qui lui sont propres ; notamment sur l’attention qu’il porte au racisme comme système de pouvoir, sur son analyse intersectionnelle du genre et sur un solide registre d’idées et de pratiques.
Le féminisme noir rencontre aujourd’hui deux obstacles majeurs. Tout d’abord, il est confronté au fossé grandissant entre la pensée féministe noire et l’activisme des femmes noires. Ironiquement, aux États-Unis, la pensée féministe noire est visible dans le milieu académique mais quasiment invisible dans la sphère publique. Son confinement dans le monde universitaire a façonné un ordre du jour intellectuel qui a lourdement mis l’emphase sur une politique identitaire et représentationnelle, aux dépens d’autres questions féminines de longue date. De plus, l’éviscération de l’expérience vécue comme caractéristique principale du féminisme noir – mise en évidence par la démesure de l’attention accordée à la question de savoir « qui peut se présenter comme féministe noire » – a éloigné notre attention d’importantes questions affectant le quotidien des Africaines-Américaines. L’impact de la politique sociale sur les femmes noires en tant que groupe social, en particulier celles issues de milieux défavorisés ou de la classe ouvrière, est rarement pris en considération.
Le second obstacle concerne l’invisibilité de la pensée et de l’activisme féministes noirs dans la politique et les medias. Par exemple, la couverture médiatique des primaires présidentielles 2008 a systématiquement mis en avant le genre ou la race d’Hillary Clinton et de Barack Obama mais rarement présenté les deux attributs ensemble. Cette image a empêché toute possibilité d’analyse intersectionnelle, un des thèmes-phares de la pensée féministe noire. Un autre exemple d’invisibilité se trouve dans la misogynie persistante de la musique rap et la culture hip-hop. La popularité grandissante et la prolifération d’images et de discours sexistes et racistes, véhiculés par ce medium culturel sont la preuve d’une totale indifférence envers les contributions théoriques et activistes du féminisme noir.
Faire face à de nouveaux enjeux
Au vu des différents points mentionnés ci-dessus, se pose la question de savoir quelle direction et quelle forme le féminisme noir américain devrait-il adopter. Trois domaines semblent propices à son renouveau.
Premièrement, il faudrait consolider les alliances entre femmes noires des États-Unis et de la diaspora africaine. Comme j’en débats dans From Black Power to Hip Hop, la question est de savoir s’il peut exister une fusion entre féminisme et nationalisme. (4) Ces deux approches s’articulent autour de discours généralement perçus comme contradictoires, mais je pense qu’elles pourraient être complémentaires. Ainsi, alors que le discours du féminisme contemporain américain porte sur les droits individuels – une approche ayant trouvé un écho favorable chez les jeunes féministes noires -, le nationalisme tend vers une action de groupe, amplement mise en pratique par les Africaines-Américaines dans les cadres communautaires. D’une certaine manière, le womanism – discours et politique combinant théorie féministe noire et volonté d’élargir l’action des institutions religieuses noires américaines pour une justice sociale – peut être vu comme la volonté du féminisme noir de combiner droit individuel et droit du groupe, points focaux du féminisme et du nationalisme. Le womanism dans les institutions religieuses africaines-américaines, offre un exemple prometteur de la complémentarité potentielle du féminisme et du nationalisme.
Quelles autres formes d’activisme féministe noir pourraient-elles encourager les Africaines-Américaines à se développer, à s’élargir, et/ou créer de nouvelles institutions sociales qui porteraient cette praxis à travers les frontières transnationales ?
Le deuxième champ de développement du féminisme noir porte sur la création d’un programme social universel sensible à l’hétérogénéité des contextes sociaux dans lesquels vivent les femmes noires. Cela implique en particulier de servir des structures développées en milieu universitaire afin de repenser les questions qui affectent les femmes défavorisées et issues du milieu ouvrier. Notamment, la violence, l’éducation, la santé, l’emploi, le logement, la famille, la politique du corps/la sexualité et d’autres questions similaires qui sont des points sensibles dans les communautés noires.
Il faut un programme qui reconnaisse que les problèmes sociaux s’accompagnent toujours d’une forme de discrimination sexuelle. Ce programme devrait être en mesure de critiquer la violence subie par les Africains-Américains entre les mains de la police d’état, tout en reconnaissant que les Africaines-Américaines sont elles-mêmes victimes de diverses formes de violences de la part d’hommes de toutes races, classes, et orientations sexuelles. (5) Une importante composante de ce focus social serait d’aligner le féminisme noir sur des initiatives de justice sociale, telles qu’elles prennent forme dans le mouvement des femmes, à l’échelle globale.
Enfin, l’avenir du féminisme noir va dépendre de sa visibilité dans la sphère publique, c’est-à-dire les médias de masse et la politique. Il faut élargir la définition du féminisme noir. Définition qui, tout en restant ancrée dans l’expérience des femmes noires d’Amérique, reposerait sur une conception intersectionnelle des inégalités sociales. Ce changement de perception permettrait au féminisme noir d’appréhender la femme africaine-américaine comme un groupe parmi d’autres, dont la position sociale dans les systèmes d’inégalité de race, classe et genre, les maintient dans une situation de pauvreté et d’impuissance, généralement réservées au peuple noir. Travailler pour la cause des femmes Africaines-Américaines implique donc une action à la fois littérale et métaphorique. Le hip-hop féministe pourrait jouer un rôle déterminant dans la mesure où il constitue un féminisme d’une autre génération, s’exprimant à travers un groupe multiculturel éduqué, pas nécessairement basé aux États-Unis, ni issu du monde universitaire.
Par ailleurs, comme ce groupe est familier des médias et des supports numériques, son impact pourrait dépasser les frontières nationales. Tout comme le féminisme noir américain, le hip-hop de type féministe constitue un site important de l’action féministe noire. Il peut potentiellement faire le pont entre les stratégies féministes et nationalistes tout en encourageant les Africaines-Américaines à développer, élargir, ou créer de nouvelles institutions sociales. En d’autres termes, le hip-hop à tendance féministe pourrait servir au développement d’initiatives communautaires sociales et globales, dans des domaines comme l’éducation, la santé, l’emploi et la sécurité.
Le féminisme noir états-unien gagnerait à inclure, dans son mode d’action, la vision et les outils apportés par les féministes du mouvement hip-hop, en particulier ceux qui lui permettraient de développer un meilleur équilibre entre droits individuels et intérêts communautaires. Il y a de nombreuses leçons à tirer de l’usage des médias par le président Barack Obama pendant sa campagne électorale. Qui sait à quoi ressemblerait un mouvement féministe noir/hip-hop/global ?
Il faudrait rassembler les activistes, organisations, et centres militant contre la violence domestique et sexuelle, à l’échelle globale. On pourrait utiliser internet, la culture populaire, les écoles libres, les organisations populaires, les ateliers, publications, concerts, collectes de fonds, lectures de poésie et rencontres slam, les arts visuels et installations sonores. C’est ce genre de méthodes qui ont été utilisées dans la campagne d’Obama. Elles se sont appuyées sur des structures préexistantes en vue de s’organiser, d’échanger des informations et donner une impulsion au changement, au plan local, régional et national. C’est aussi une façon de doter le peuple des moyens de participer activement à la société, en usant de leurs dons et talents.
Aujourd’hui, le féminisme noir se trouve face à de nombreux obstacles. Seule une ouverture sur des alliances et coalitions multiformes et hétérogènes lui offrira une chance de connaître une prochaine résurgence.

1. Cet essai est une version modifiée d’un discours prononcé le 28 mars 2008 à l’Université de Paris-Diderot en honneur de la féministe et sociologue Fatou Sow. Je remercie Valerie Chepp, Valerie Ruffin et Kendra Barber pour leur contribution éditoriale.
2. Je fais ici référence à l’analyse racialisée et générationnelle de la jeunesse française par Azouz Begag, Ethnicity and Equality : France in the Balance. Lincoln, Nebraska : University of Nebraska Press, 2007. Begag ne traite pas de la femme, néanmoins, son analyse de la race, de la jeunesse et des banlieues en France demeure essentielle.
3. Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought : Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment. Deuxième édition, New York : Routledge, 2000.
4. Patricia Hill Collins, From Black Power to Hip Hop : Essays on Racism, Nationalism and Feminism. Philadelphia, PA: Temple University Press 2006.
5. Patricia Hill Collins, Black Sexual Politics: African Americans, Gender, and the New Racism. New York: Routledge, 2004.
Traduit de l’anglais par Christine Eyene///Article N° : 8338

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