Amos Tutuola : une écriture didactique

Troisième Partie de : la longue marche du petit-nègre dans l'Édition occidentale

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Le roman Harare North du Zimbwabwéen Brian Chikwava a paru (en anglais) en avril 2009 chez Jonathan Cape. La ville de Londres que désigne l’expression « Harare North » constitue comme le reflet brisé de la capitale du Zimbabwe. Cette brisure passe par le langage utilisé, un Broken English, un anglais petit-nègre. Une option risquée pour un auteur africain, alors que l’édition occidentale a toujours exigé des écrivains du continent qu’ils prouvent leur maîtrise de la langue. Dans cette histoire des relations triangulaires entre éditeur, auteur et langue, Amos Tutuola constitue un cas particulier : à la fois un exemple et un contre-exemple.

Au début des années cinquante, un homme, planton au ministère du Travail à Lagos, alors capitale du Nigeria, tombe sur un magazine du Service de l’Information reproduisant en couverture une statue impressionnante d’un Orisha, nom qui désigne un dieu chez les Yoroubas. À l’intérieur, les divinités, coutumes, festivités de son peuple sont décrites en détail. Qui plus est, il découvre qu’un livre est consacré aux contes yoroubas. Ses contes.
Enfant né en 1920 de parents chrétiens, l’homme a cependant vécu au milieu des représentations religieuses traditionnelles. Son grand-père était un Odafin, chef spirituel et administratif d’une partie de la cité d’Abeokuta. Dans une pièce spéciale de la propriété, étaient rassemblés les masques et les statues en l’honneur des dieux. Il a aussi fréquenté les conteurs qui, dans leurs récits oraux, intégraient mime, musique, rituels, magie, danse et dans la narration, poésie, proverbes, énigmes, paraboles et chansons (1). Le jeune Olatubusun, pour qui surnaturel et récits s’imbriquent les uns dans les autres, est attiré par leur art. À l’école, on lui reconnaît des talents de raconteur. À la lecture du magazine du Service d’Information, il décide donc de prendre la plume et de se lancer dans l’écriture d’un récit qui, dès le titre, The Palm-Wine Drinkard (2), littéralement « Le buveur de vin de palme », commence par une invention. Le mot « drinkard », en effet, n’existe pas. S’il résulte d’un jeu de mot entre Drinker (buveur) et hard (fort, dur), on pourrait le traduire par « buveur invétéré ». Plus un buvard, en somme, qu’un buveur.
On se plaît à croire à une telle genèse d’un des grands classiques de la littérature africaine : la reprise en main, à la plume, par un Africain, des légendes de son propre peuple, présentées par l’Administration coloniale. Pourquoi pas ? Sauf que celui qui raconte cette genèse est effectivement un conteur de génie qui, dans ses interviews, aimait perdre ses interlocuteurs en distillant le mystère : Amos Tutuola. Il a pris ce nom à la mort du grand-père, quand les membres de sa famille ont européanisé les leurs : un prénom biblique (Amos) et comme patronyme, presque au sens propre, le prénom de son père (Tutuola). À sept ans, il entre comme domestique au service d’un ami de la famille qui, en échange, lui paie ses études (3). Il les commence, selon ses propres dires (4) en 1934, soit à l’âge de 14 ans, à l’école de l’Armée du Salut à Abeokuta. Il les poursuit ensuite puis à Lagos, puis de nouveau à Abeokuta quand il décide de quitter sa place de domestique. En 1939, à la mort de son père qui, depuis son retour dans sa ville de naissance, subvient aux frais de scolarité, il doit les interrompre pour travailler. Comme il a sauté plusieurs classes (de Class I à Standard I, puis de Standard II à Standard IV) (5), il se trouve à ce moment en Standard VI de l’école élémentaire supérieure (Senior Primary School).
À quoi correspond aujourd’hui ce niveau d’études ? Dans sa postface à Tutuola, mon bon maître (6), Michèle Laforest avance le niveau de quatrième de collège français. La comparaison, cependant, est difficile, sinon impossible. Les critères de l’enseignement dans les colonies britanniques n’étaient pas les mêmes que dans les colonies françaises. Moins académique et cherchant moins, à l’instar de l’ensemble du système colonial britannique, à faire assimiler la norme culturelle de la métropole aux populations locales que son équivalent français, le réseau britannique visait à un enseignement plus pragmatique. Celui-ci était dispensé en langue vernaculaire dans le niveau élémentaire inférieur et souvent, dans le niveau élémentaire supérieur, en pidgin English, c’est-à-dire un anglais pour le moins simplifié. Si cette pratique réduisait le niveau de maîtrise de la langue anglaise chez ceux qui ne poursuivaient pas des études supérieures, il a été signalé que, plus proche des structures locales, elle permettait une transmission et une préservation des cultures autochtones. Pour ce qui est de Tutuola, on peut supposer que son niveau de formation devait se situer entre le brevet de l’école primaire et celui du collège.
Après l’arrêt de ses études, Amos Tutuola se rend chez son frère à Lagos et apprend le métier de forgeron, avant de rejoindre, dans la même discipline, l’armée (britannique) pendant la guerre. À la fin du conflit, quand tous les démobilisés cherchent du travail, il n’en trouve qu’un, qui ne le satisfait pas mais qu’il exercera jusqu’à la publication de son premier livre, un poste de coursier. En anglais, de messenger.
Après son premier succès éditorial, il travaillera comme employé à la radio nigériane, publiera une dizaine d’autres livres et sera chercheur et enseignant associé aux universités d’Ife (Nigeria) et de l’Iowa (USA).
Il mourut en 1997.
Audace éditoriale

Le parcours de Tutuola, pour difficile qu’il ait été pour lui, est, somme toute, classique dans les sociétés défavorisées, que ce soit dans l’actuel Tiers-Monde ou, jusqu’il n’y a pas si longtemps, dans le monde occidental : celui d’un enfant et d’un jeune intelligent, volontaire, qui doit abandonner ses études pour des raisons familiales et matérielles et se soumettre à un métier qui le frustre. L’écriture d’un livre, dans ces conditions, est déjà moins fréquente mais n’est pas rare. Cependant ce qui fait l’originalité de l’objet, c’est, pour l’époque, sa publication elle-même.
Contrairement à ce que Tutuola l’a laissé supposer (7), The Palm-Wine Drinkard n’était pas son premier texte, écrit après avoir vu l’article du Service colonial de l’Information. Le spécialiste de la littérature africaine Bernth Linfors a raconté comment, à la fin des années 40, il avait proposé à Focal Press, un éditeur anglais de livres sur la photographie, un manuscrit sur les esprits nigérians, avec photos de ces esprits… (8) L’éditeur ayant été intéressé par la proposition, Tutuola envoya quelques mois plus tard le texte de The Wild Hunter in the Bush of Ghosts (9) : 76 feuillets manuscrits accompagnés de 16 photos de croquis des esprits évoqués dans le récit. Éditeur technique, le directeur de Focal Press ne publia pas le texte mais acheta le manuscrit qu’il conserva comme curiosité.
Ce qui pose la question de la spontanéité de Tutuola. L’écrivain brut existe peu, surtout celui qui décide de lui-même d’adresser un manuscrit à un éditeur. Un tel acte témoigne d’une « stratégie », même simple. Du reste, Tutuola ne semble pas avoir été l’auteur non averti pour lequel on (ou il) a voulu se faire passer. Bernth Lindfors a montré que la structure narrative et le titre de The Wild Hunter in the Bush of Ghosts présentaient des similitudes avec un récit de D.O. Fagunwa, publié en yorouba en 1938 (10). Par ailleurs, dans une lettre à Lindfors, Tutuola a confirmé qu’il avait lu, dès 1948, Les Mille et une nuits, ainsi que The Pilgrim’s Progress (Le Voyage du pèlerin) de JohnBunyan (1628-1688), un roman célèbre dans la culture britannique qui raconte le voyage d’un homme qui prend la route pour atteindre la Cité de Sion et traverse des lieux (Marais du découragement, Foire aux vanités) et rencontre des personnages (Désespoir géant, Monsieur Grand-Coeur) dont les noms annoncent ceux inventés par Tutuola (ainsi la Ville-Céleste-D’où-L’on-Ne-Revient-Pas ou Mère-Secourable, traduction de Queneau pour The Faithfull Mother). Un témoignage qui casse aussi l’image d’Épinal de l’Africain inculte sorti de la brousse avec un manuscrit sous le bras.
Après son premier essai et son premier échec éditorial, Tutuola réitère et écrit The Palm-Wine Drinkard. Cette fois, il envoie son manuscrit à un éditeur de littérature missionnaire dont il lit une annonce dans un magazine nigérian (11). Décidant de ne pas publier le texte incompatible avec son catalogue religieux, mais fasciné par le texte, l’éditeur le soumet d’abord à un éditeur scolaire qui le refuse, puis à Faber & Faber, prestigieux éditeur londonien qui avait publié T.S. Eliot, Ezra Pound ou la poésie de James Joyce. Quelques mois plus tard, Tutuola reçut une lettre de Faber & Faber lui demandant, selon lui (12), de leur laisser le soin de publier le manuscrit comme ils l’entendaient. Et six mois après cette lettre, l’auteur nigérian recevait un exemplaire de l’ouvrage sorti de presse en mai 1952.
En réalité, contrairement à ce que la lettre à Tutuola semblait sous-entendre et sur l’insistance de Geoffrey Faber lui-même qu' »aucun mot ne soit changé » (13), les correcteurs de Faber & Faber ne touchèrent pratiquement pas au texte, bien qu’il fût écrit dans une langue particulièrement simple, truffé de répétitions, d’approximations grammaticales, syntaxiques et lexicographiques et d’un certain nombre de fautes d’orthographe. Un fac-similé d’une page du manuscrit original annoté par l’éditeur publié dans l’édition américaine de 1994 (14) montre que seules les erreurs orthographiques (par ex., at all au lieu d’atal) ou grammaticales (went au lieu de go, mot manquant etc…) évidentes ont été corrigées. Le reste est demeuré intact.
Cette audace éditoriale est suffisamment exceptionnelle pour la souligner. Grâce à un article du poète Dylan Thomas qui encensa le livre dans The Observer et parla de « new English » à propos de sa langue, l’audace fut payante. L’ouvrage récolta un succès d’estime et public important, qui ne se dément pas depuis. Au grand dam, à l’époque de sa sortie, des écrivains africains qui estimaient qu’avec son style petit-nègre, Tutuola présentait une image dégradante de la littérature africaine…
Pourquoi les éditeurs de Faber & Faber publièrent-ils le récit tel quel ? Pour la force extraordinaire du récit, sans nul doute. Mais ils auraient pu (faire) retravailler le texte. Ont-ils pensé qu’ils avaient affaire à une invention stylistique digne d’être présentée sans y toucher ? Ou au contraire, à une œuvre brute qui méritait d’être connue pour sa valeur « anthropologique » ?
Et Dylan Thomas avait-il vraiment raison de parler de « nouvel anglais » ?
Aucune de ces propositions (invention stylistique, œuvre brute, nouvel anglais) n’est sans doute correcte…
L’épreuve de la langue
Dans son témoignage, cité plus haut (15), sur ses débuts littéraires, Tutuola conclut l’histoire de la publication de The Palm-Wine Drinkard par ces mots : « C’est ainsi que j’ai commencé à écrire ».
En réalité, on l’a vu, Tutuola a commencé à écrire plus tôt et sans doute songé à écrire bien plus tôt encore (16). Peut-être la lecture de Fangunwa lui a-t-il donné l’idée d’écrire lui aussi ses contes fantastiques. Sans doute s’en est-il inspiré. Mais à sa différence, il n’écrit pas en yorouba, mais en anglais. Cela change tout. Car, en adoptant cette langue, il se fait non pas le transcripteur de légendes ou de rêves locaux, mais leur transmetteur dans un autre monde culturel (17). Et pour cela, il doit passer par l’épreuve de la langue de ce monde étranger.
Sa « stratégie » éditoriale (comme on peut le soupçonner), pour élémentaire qu’elle fût, se double, qu’on le veuille ou non, qu’il en ait été réellement conscient ou non, d’une stratégie linguistique : comment traduire au mieux le fruit de son imagination dans la langue du destinataire, que l’on a apprise à l’école, que l’on parle au travail et qui sera jugée par des gens qui ne doivent pas être très éloignés de ses patrons immédiats et de ses anciens instituteurs ?
Le résultat est un récit où le fantastique débridé est présenté dans une écriture que l’on peut qualifier de « didactique ».
L’instituteur au tableau noir
Débridée, l’imagination de Tutuola l’est. Que raconte le narrateur de The Palm-Winde Drinkard ? L’homme se soûle au vin de palme depuis l’âge de dix ans. Pour satisfaire ses besoins, son père, l’homme le plus riche de la ville, lui offre une plantation de palmiers et engage un malafoutier (tireur de vin de palme) qui l’alimente du matin au soir en boisson spiritueuse. Hélas, six mois après la mort de son père, le narrateur perd son fournisseur et, du coup, tous ses amis opportunistes. Ne trouvant personne de son calibre pour le remplacer, il part à sa recherche, sachant, comme les anciens, qu’un mort habite encore quelque temps sur terre avant de partir au ciel.
La quête durera un temps qui semble s’étirer sans fin et à travers un territoire de brousse, de forêts, de villes et de villages peuplés de personnages plus extraordinaires les uns que les autres : un homme composé de membres qu’il loue puis rend, un bébé cul-de-jatte boulimique, des êtres semblables à des colonnes blanches hautes de 500 mètres, un roi qui parle comme une chaudière, un hippopotame à écailles, un larbin invisible, des palmiers sans feuilles mais à tête humaine, une île-spectre, un arbre à grandes mains qui cache une maison et une ville, une ville rouge pleine d’hommes et d’animaux rouges etc…
Bien sûr, tout au long de sa quête, le narrateur qui se fait appeler au début Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde (18) finit toujours par se tirer des épreuves parfois effrayantes qui surgissent sur sa route et celle de sa femme qu’il a épousée en cours de route. Il finit par arriver à la Ville-Des-Morts où il retrouve son malafoutier. Mais constatant avec lui qu’un mort ne peut vivre dans le monde des vivants (et inversement : les hommes comme les animaux y marchent par exemple à reculons), il repart vers sa ville natale, pourvu d’un œuf magique qui en nourrira et abreuvera les habitants accablés par la famine. D’autres incidents se produiront encore, mais le livre se termine ainsi, sur des histoires plus traditionnelles faisant intervenir le Ciel et la Terre.
Récit fantastique à la structure assez classique (une quête, des épreuves), The Palm-Wine Drinkard se distingue cependant par un mélange des registres (19) : mythique, légendaire, horreur, absurde… Il y a aussi du loufoque dans ce récit et on ne serait pas étonné d’apprendre qu’à côté des Mille et une nuits, Tutuola ait fait d’Alice au pays des merveilles un de ses livres de référence. Pour un lecteur européen, c’est le côté baroque qui prime, les effets grossissants qui font compter l’argent par milliards, les êtres par millions, les tailles par miles, le temps par mois et années.
Mais ce qui détonne le plus dans ce livre, c’est le contraste entre l’aspect excentrique du contenu et le côté ordonné, pédagogique, simple de la forme. Tout se passe comme si Tutuola nous guidait pas à pas dans les aventures extraordinaires de son personnage, craignant de nous y perdre. Il précise, répète, revient sur un élément antérieur, détaille, trouve des comparaisons. À tout moment, il semble justifier l’exactitude de ses dires. Il assure ses propos pour qu’on ne trouve aucune faille dans son faux-semblant de réalisme : « Alors je prends la route qui menait chez Mort et je mets environ huit heures pour arriver chez lui, mais j’étais surpris de ne rencontrer personne sur cette route et j’avais peur. Quand j’arrive à la maison (celle de Mort), il n’était pas chez lui à ce moment-là, il était dans son champ d’ignames qui se trouvait tout près de sa maison, mais sous sa véranda je tombe sur un petit tambour, et je tape dessus pour saluer Mort. Alors quand il (Mort) entend le son du tambour, il dit comme ça :’Est-ce que cet homme est encore vivant ou mort ?’ alors je réponds :’Je suis encore vivant et je ne suis pas un mort.' » (20)
Pour construire – presque au sens propre, comme on le fait avec un jeu de Lego – son récit, Tutuola rassemble tous ses outils et les met à plat sur la table. Le degré zéro de l’écriture, ce n’est pas L’Étranger de Camus, c’est le récit étrange de Tutuola. On a cherché l’inventivité chez lui, mais il ne veut montrer aucune originalité, il veut faire convaincre avec tous les moyens dont il dispose et qui ne sont pas pléthore : il multiplie les « Then« , les « So », les « Then » en début de phrase (que Queneau élimine ou diversifie souvent), il n’utilise quasi qu’un temps, le prétérit (quand Queneau passe du présent au passé simple et à l’imparfait) ; quand il n’a pas le mot adéquat, il en construit un avec plusieurs autres (en quoi la langue anglaise habituée à cela l’aide grandement) ; emploie les parenthèses pour dissiper toute équivoque ; insère des guillemets quand il risque de n’être pas crédible, pour prouver sa bonne foi. Queneau, génie de l’invention (six ans après la traduction de L’Ivrogne, il publiera Zazie dans le métro, autre jungle peuplée d’être insolites tels que la veuve Mouaque ou le perroquet Laverdure (21)), se restreindra dans son adaptation de The Palm-Wine Drinkard. Mais il n’ira pas jusqu’à effacer tout effet de style et à reproduire le côté « instituteur au tableau noir » (22).
Quant à Dylan Thomas, il avait sans doute tort de parler de « new English« . L’anglais de Tutuola n’est nouveau qu’à l’oreille de celui qui a oublié comment il s’apprend, surtout dans les villages nigérians des années trente. Et comment il se parle, surtout dans les rues de Lagos.
Michèle Laforest a raison quand elle écrit : « Ici le ton d’oralité est d’un tout autre ordre [que le style familier d’un roman anglo-américain moderne], car le côté parlé, très marqué localement, se greffe sur une langue archiconventionnelle, académique, bref l’anglais scolarisé tel qu’on l’enseignait au Nigeria dans les années 1930… » (23). Et Dominique Julien de même quand il dit : « [Tutuola] réussit en quelque sorte naturellement ce que Queneau se donne pour tâche de recréer. Il écrit non pas comme l’on parle mais comme il parle. »
Plus encore : il n’écrit pas comme il parle. Il écrit comme il croit devoir écrire, du mieux qu’il peut. Ce n’est pas une nouvelle langue qu’il crée. En faire un disciple ou même un prédécesseur de Queneau est un anachronisme. Queneau, qui parle, lui, de « néo-français » (24) vient après des générations d’écrivains académiques et des académies qui ont corseté la langue. En écrivain pur, il recrée le langage de ceux qui n’écrivent pas. Tutuola est un homme qui veut prouver qu’il est écrivain. Il ne recrée rien. Ne révolutionne aucune institution. N’opère aucune transgression. Au contraire, il essaie d’obéir au code de la langue, tente de s’y mouler et de faire entrer l’étrangeté de son imagination et de ses récits – eux-mêmes étrangers à la culture à laquelle il s’adresse – dans la langue de l’autre telle qu’il l’a apprise sur les bancs de l’école « primaire supérieure ».
S’il choque ses congénères africains intellectuels, c’est parce que, intrus dans leur cour des grands, il réussit sans posséder la maîtrise qu’ils ont eu tant de peine à acquérir. Mais il ne le fait pas exprès. Sa stratégie n’est pas là. Il ne les provoque pas. Il fait du mieux qu’il peut. Et il ne provoque pas davantage le critique ou le lecteur anglophones (et francophone via Queneau). S’il fait du néo-anglais, c’est sans le savoir. Et des fautes d’orthographe comme Monsieur Jourdain de la prose sans qu’il n’en sût rien.
Car l' »instituteur » Tutuola fait des fautes (on en connaît d’autres…). Il ne se contente pas de parler un langage familier (« the place that my taspter was » (25)).Il se trompe dans la concordance de temps, élide des prépositions (« was given [to]me » (26)), en ajoute quand il ne faut pas (« he did not answer to my question » (27), « since a century ago » (28)), se trompe d’accord (« human-beings which [au lieu de whom] he had killed » (29)), s’emmêle dans la construction de certaines phrases (« To my surprise was that when it was about two o’clock in the mid-night… » (30)), oublie des mots, utilise des expressions non correctes (« without hurt » (31), « make urine » (32), « talk a single word » (33)) etc.
Le « miracle », c’est qu’un éditeur londonien accepte le manuscrit et y touche à peine. C’est en ce sens que Tutuola est à la fois un exemple et un contre-exemple dans l’histoire de l’édition des textes littéraires africains. Exemple, il l’est parce que, contrairement sans doute à ce qu’on pense, il ne cherche rien qu’à se conformer aux règles de la langue hégémonique. Contre-exemple, il est publié malgré le fait qu’il n’y arrive pas.
De Tutuola a Chikwava :
de la langue approximative a la langue brisée

Le cas de Tutuola est exceptionnel. Hormis son cas (il continua à écrire et on raconte que son éditeur regretta ses améliorations au fil de ses livres), pendant les dizaines d’années qui suivirent la publication de The Palm-Wine Drinkard, les transgressions à la norme ne furent acceptées des écrivains africains que lorsqu’on était sûr qu’ils maîtrisaient la langue en amont. Les audaces telles que celle manifestée par Raharimanana dans Za (34) restent rares. C’est pourquoi la publication de Harare North de Brian Chikwava (35) écrit sciemment en mauvais anglais mérite d’être signalée.
Elle doit d’autant plus l’être qu’elle opère un retournement complet par rapport à l’écriture et la publication de The Palm-Wine Drinkard. Toujours pas d’invention linguistique ni de restitution de la langue parlée pour sa richesse comme l’entendait Queneau. Ici, le « petit-nègre », le broken English, est choisi et rendu parce qu’il reflète au mieux la situation sociale de l’immigré africain dans le monde occidental. Une situation en marge dans un monde brisé entre Nord et Sud et au sein même des grandes métropoles nordiques. Le « petit-nègre », langue approximative d’antan, langue d’approche du monde occidental, a enfin trouvé toute sa place. Pour dire celui qui n’en a plus, de place. Ou toujours pas.

1. Michael Thelwell, Introduction à Amos Tutuola, The Palm-Wine Drinkard and My Life in The Bush of Ghosts, (1984), New York, Grove Press, 1994, p. 183.
2. En entier : The Palm-Wine Drinkard and his dead Palm-Wine Tapster in the Deads’ Town, Le tapster est celui qui perce les barriques – généralement de bière – pour en servir le liquide, un bistrotier. Le terme habituel pour le vin de palme est « palm-wine tapper ». Dans sa traduction du roman sous le titre de L’Ivrogne dans la brousse Paris, Gallimard, 1953, Coll. « L’Imaginaire » 2000), Queneau utilisera le mot de « malafoutier » (mot employé dans les colonies françaises), le tireur de vin de palme, ce qui correspond davantage à « palm-wine tapper ».
3. Dans les colonies britanniques, la scolarité était soumise à un school fee, un droit d’écolage. Pour une description du système et une comparaison avec le système français, voir Georges et Christiane Courade, L’école du Cameroun anglophone, De l’école coloniale à l’école nationale, Trav. et doc. de l’ISH, n°3, ONAREST, Yaoundé, 1975 ; en ligne :  HYPERLINK « http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1978_num_19_76_2832?_Prescripts_Search_tabs1=standard& » 
4. Amos Tutuola, My Life and Activities, postface à The Palm-Wine Drinkard, (texte daté du 17.04.1952, époque de la première publication du récit) op. cit., pp. 303-307.
5. Ibidem.
6. Michèle Laforest, « À travers la Vallée de la Perte et du Gain ou Comment traduire Amos Tutuola », postface à Tutuola, mon bon maître, Bordeaux, Ed. Confluences, Coll. « Traversées de l’Afrique », 2007, pp. 171-175.
7. Cité par Michael Thelwell, Introduction à Amos Tutuola, The Palm-Wine Drinkard and My Life in The Bush of Ghosts, op.cit., pp. 185-186.
8. Bernth Lindfors « Amos Tutuola : literary syncretism and the yoruba folk tradition » dans European-language writing in sub-Saharian Africa, sous la dir. d’Albert S. Gérard, Budapest, Akademiai Kiado, 1986. 2 vol., Vol 2, pp. 632 et ss.
9. Londres, Faber & Faber, 1954 ; Edité par Bernth Lindfords en 1989 chez Three Continents Press, Washington ; traduit par Michèle Laforest sous le titre de Ma vie dans la brousse des fantômes, Paris, Belfond, 1988, 10/18, 1993.
10. Daniel Olorunfemi Fagunwa, Ogboju ode ninu Igbo irunmale, littéralement « Le courageux chasseur dans la forêt des 400 esprits », Londres (?), Nelson, 1938, traduit en anglais par Wole Soyinka en 1968 sous le titre de The Forest of a Thousand Daemons : a hunter’s saga, Walton-on-Thames, Nelson, 1982 et publié en français sous le titre Le preux chasseur dans la forêt infestée de démons, trad. Olaoye Abioye, Lagos, Nelson, 1989.
11. Tutuola cité dans Michael Thelwell, op. cit., p. 186; Bernth Lindfors, op. cit., p. 637.
12. Idibem.
13. James Currey, Africa Writes Back, Oxford, Ed. James Currey, 2008, p. 42.
14. Grove Press, op.cit., p. 208.
15. Ibidem.
16. On songe à Céline qui, après la publication du Voyage au bout de la nuit (1932), voulait faire croire qu’il avait simplement vu le succès d’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit (1929) et qu’il s’était qu’il pouvait en faire autant. Voir notamment Pierre-Edmond Robert, préface à Céline et les Editions Denoël, 1932-1948, Paris, IMEC, 1991.
17. Michèle Laforest souligne cette dimension de transmetteur plus que de transcripteur dans un ouvrage écrit sous le nom de Michèle Dussutour-Hammer : Amos Tutuola, Tradition orale et écriture du conte, Paris, Présence Africaine, 1976, p. 12. Cependant, elle semble placer la volonté de transmettre avant l’envie d’écrire un livre, celui-ci étant un moyen moderne de le faire. On peut se poser la question de savoir si c’est dans ce sens-là que se sont présentées les choses, même si Tutuola affirme à peu près la même chose. Mais transmettre à qui ? Le fait d’écrire et de chercher à publier en anglais est au moins la volonté de s’affirmer face à la suprématie culturelle du colonisateur. Et transmettre quoi ? The Palm-Wine Drinkard est autant le fruit de ses souvenirs de ses récits et contes traditionnels que de son imagination sans entrave et de ses influences littéraires (Mille et une nuits, Bunyan et Fangunwa). Au point que les intellectuels nigérians l’accusèrent de plagier Fangunwa (B. Lindfords, op. cit., pp. 637-638). On peut supposer que la transmission en question, toute nourrie du fonds culturel de son peuple, est personnelle. Ce qui, du reste, est tout à fait légitime et même indispensable pour un écrivain de fiction…
18. Dans ce résumé, les noms sont repris de la traduction de Raymond Queneau.
19. Pour une étude de ces registres, voir Marie Leroy, « L’étrangeté dans The Palm-Wine Drinkard, d’Amos Tutuola : L’élaboration d’un espace linguistique et poétique singulier »,  HYPERLINK « http://malfini.ens-lsh.fr/document.php?id=136 » 
20. L’Ivrogne dans la brousse, Gallimard, Coll. « L’Imaginaire », 2000, pp. 14-15.
21. Pour une convergence entre L’Ivrogne dans la brousse et Zazie dans le métro, voir Dominique Julien, « Zazie dans la brousse », The Romanic Review, Vol. 91, n°3, Columbia University, 2000.
22. Pour un prolongement de l’analyse de Dominique Julien sur les convergences entre les ouvrages de Queneau et Tutuola, voir Elsa Veret, « Queneau, lecteur et traducteur du « néo-anglais » de Tutuola », fév. 2009,  HYPERLINK « http://malfini.ens-lsh.fr/document.php?id=134 »  J’introduirais cependant les réserves que je mentionne dans cet article sur l’inventivité stylistique de Tutuola. Par ailleurs, l’article semble s’appuyer sur l’adaptation de Queneau et non sur l’original, ainsi quand il est fait mention du passage du passé simple au présent, qui est, comme indiqué plus haut, un effet introduit par Queneau et qui n’existe pas dans l’original.
23. Michèle Laforest, « À travers la vallée… », op. cit., pp. 171-172.
24. « Écrit en 1955 », Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, coll. « Idées », pp. 65-94. « Le bilinguisme est donc nécessaire en France, les deux idiomes choisis étant le français et l’autre le néo-français. D’une part le retour à Anatole France, de l’autre la révolution » (p. 68).
25. The Palm-Wine Drinkard, op.cit., p. 217.
26. Idem, p.p. 221, 222.
27. Idem, p. 194.
28. Idem, p. 197.
29. Ibidem.
30. Ibidem.
31. Idem, p. 224.
32. Idem, p. 243.
33. Idem, p. 227.
34. Paris, Philippe Rey, 2008.
35. Voir les deux premières parties de cette série.
///Article N° : 8873

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