Comment jouer au rugby en Afrique ?

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La victoire de l’Afrique du Sud lors de la coupe du monde 2007, 12 ans après celle de 1995, fait du rugby l’un des rares sports collectifs où le continent africain peut se targuer d’avoir un titre mondial à défendre. Deux ans après et alors que les équipes commencent déjà à se positionner en prévision de la prochaine coupe du monde 2011, une question se pose : cette victoire peut-elle être le début d’un engouement pour ce sport sur le continent ?
Le rugby est un sport du Nord qui ne s’est pas répandu partout. Sur l’ensemble de la planète, la carte du rugby dessine en effet de larges surfaces vides de pratiquants ou presque. Certains pays colonisés par la Grande Bretagne, comme l’Inde ou le Pakistan, ne comptent que peu d’adeptes. En France, il reste cantonné à Paris et au Sud-Ouest où officie Thierry Dusautoir, premier capitaine du XV de France originaire du continent (Côte d’Ivoire).

Le nombre de terrains dédiés au rugby est rarissime en Afrique. Même en Afrique du Sud, pays phare sur le continent, les stades les plus connus ne sont en réalité pas des terrains spécifiques au Rugby : entre autres exemples, le mythique Ellis Park de Johannesburg abrite l’équipe de football des Orlando Pirates, le Newlands stadium, celle d’Ajax Cape town, mais la liste pourrait encore s’allonger. En fait, tous les stades de rugby sud-africains accueillent d’autres sports comme le football ou le cricket. La situation est évidemment la même pour tous les autres pays du continent. Cet état de fait ne devrait a priori pas être un problème en soi, même dans le Sud-Ouest de la France, pays de l’ovalie, les terrains de rugby servent à d’autres sports collectifs dont principalement le football. Mais la possibilité de transformer un terrain de football en terrain de rugby n’est pas toujours possible. Pour des raisons financières d’abord, puisque le traçage des lignes et le déplacement des barres entraînent évidemment des coûts supplémentaires. La longueur des terrains pose également problème, un terrain de foot pouvant être plus grand qu’un terrain de rugby.
Sur le plan technique, les règles sont absconses pour les non-initiés, même si elles se révèlent parfaitement logiques dans un sport de contact. Cette difficulté entraîne deux obstacles majeurs pour le développement de ce sport : d’une part, elle limite ce sport à un cercle restreint d’amateurs, d’autre part, il est difficile de trouver des personnes suffisamment compétentes pour arbitrer un match local, en dehors des membres d’encadrement des clubs locaux, ce qui pose évidemment un problème d’équité. De plus, le rôle de l’arbitre au rugby ne se limite pas uniquement au respect des règles. Il a également une importance capitale pour la sécurité et l’intégrité physique des joueurs. Certaines règles s’expliquent en effet par la nécessité de canaliser l’agressivité de ce sport, que ce soit dans les regroupements (interdiction de garder le ballon à terre, nécessité pour les joueurs de soutenir leur partenaire dans l’axe et non sur les côtés), dans les hors-jeu (obligation d’être derrière le ballon et non devant afin que les adversaires vous voient) ou dans la façon de plaquer (pas de retourné sur le dos, pas de bras au niveau de la gorge), etc…
Enfin, si les blessures au rugby sont beaucoup plus rares qu’au football, elles sont souvent plus graves et plus handicapantes. C’est le cas en particulier en mêlée, exercice particulièrement technique contrairement aux apparences, où les accidents portent au niveau des vertèbres (1). L’obligation pour un club et pour ses joueurs d’être assurés spécifiquement pour ce sport est donc absolue (2). Or, quand on connaît l’état des compagnies d’assurance dans la plupart des pays d’Afrique….
Un sport peu lucratif…
Jouer au rugby n’enrichit à peu près personne, même si les choses se sont arrangées depuis le passage au professionnalisme en 1995. Néanmoins, près de 15 ans après, le rugby souffre de la comparaison avec le football. Le salaire mensuel moyen d’un rugbyman français est de 11 500 € (3), soit 5 fois moins que son homologue de la ligue 1 de football et n’a rien de comparable avec les salaires des grands clubs d’Espagne, d’Angleterre ou d’Italie, bien plus généreux qu’en France. À titre de comparaison, en 2008, le salaire du manager général de l’Angleterre (finaliste de la dernière Coupe du monde et pays de naissance du rugby), l’ancien champion du monde (de 2003) Martin Johnson était de 342 500 € annuel, ce qui correspondait exactement au salaire mensuel du footballeur Claude Makelele. En d’autres termes, le rugby ne peut pas jouer pour les jeunes africains le rôle d’ascenseur social que joue le football, son principal concurrent. Or, cet aspect-là joue un rôle non négligeable dans l’engouement des jeunes du Sud pour un sport.
Une cruelle absence de modèle
Le phénomène d’identification qui bénéficie à bien des sports comme le football ou le basket ne joue pas pour le rugby. Depuis 2008, si l’on met de côté les Sud-Africains (majoritairement blancs), le nombre de joueurs africains jouant dans le championnat de France (le Top 14) est très faible, alors qu’il s’agit du championnat le plus ouvert au monde (d’après une étude récente, près de 40 % des joueurs sont étrangers  (4)) qui attire les plus grands noms de la profession (5). Tout juste, peut-on citer 2 Camerounais, 2 Ivoiriens, 1 Sénégalais, 1 marocain…. En Europe, la tendance est la même, si l’on prend les championnats des pays du tournoi des 6 nations (Italie, France, Écosse, Galles, Angleterre, Irlande). Selon le site It’s rugby (6), depuis 2002, le nombre de joueurs issus du continent africain ayant joué au moins une saison dans l’un des clubs professionnels européens est de 199 (7). Rien de comparable avec le nombre de joueurs argentins (375 joueurs), fidjiens (323), géorgiens (132) et surtout sud-africains (1624), qui occupent, décidément, une place à part sur le continent.
Les joueurs de l’équipe de France d’origine africaine sont peu nombreux et ont tous été formés en France. Pourtant, pour être sélectionné en équipe de France, il n’y a pas de conditions de nationalité. Il suffit à un joueur d’avoir disputé le championnat de France depuis au moins trois ans et de ne pas avoir joué pour une sélection étrangère (8). Il est donc parfaitement possible à un joueur de nationalité étrangère de jouer avec le XV de France. Ce fut le cas des Sud-Africains Éric Melville, Pieter de Villiers et Brian Liebenberg ou du Néo-Zélandais Tony Marsh. La toute première équipe de France de l’histoire, celle de 1906, comprenait déjà deux joueurs étrangers : l’anglais William Crichton et l’américain Allan Muhr.
En France, certains joueurs font partie des rares (et brillants) contre-exemples : Francis et Émile N’Tamack (d’origines camerounaises), Yannick Nyanga (né à Kinshasa), Serge Betsen (né à Kumba, au Cameroun), Fulgence Ouedraogo (9) (né au Burkina Faso), Ibrahim Diarra (originaire du Sénégal) et Thierry Dusautoir (natif d’Abidjan). Premier capitaine du XV de France originaire du continent, ce dernier l’a tout d’abord été en novembre 2008 face à l’Argentine, puis a assuré le capitanat lors de la tournée dans l’hémisphère sud de 2009 (victoire face aux All Black) et a été à nouveau désigné capitaine du XV de France le 20 octobre 2009jusqu’en 2011.
Le journal L’équipe magazine avait consacré en 2008 un dossier sur ces exceptions (10) qui en avait relevé dix-neuf (dont au moins onze avaient des parents originaires d’Afrique (11)) évoluant dans le Top 14 ou Pro D2 (le niveau en dessous). Certains de ces joueurs connaissent peu leur pays d’origine et font plus référence à la cité dont ils sont issus. Fulgence Ouédraogo, par exemple, tout en ne reniant pas ses origines, admet se sentir un peu étranger au Burkina, pays où il n’est allé que trois fois depuis qu’il l’a quitté à l’âge de trois ans. Leur implication dans le rugby relève du  » miracle « , tant celui-ci a la réputation d’être un  » sport de bourgeois  » (dixit Atcher) et de blancs (dixit Tidjini).  » Blanc « … le mot est lâché. C’est peut-être cette image dont souffre le plus le rugby en Afrique.
La prédominance des joueurs européens en Afrique
Sur le continent, il s’agit, comme pour toutes les autres activités sportives, d’un phénomène d’importation. En d’autres termes, le rugby est arrivé avec la colonisation et s’est longtemps cantonné aux milieux coloniaux français ou britanniques (12). Mais à la différence du cricket, du football ou du basket-ball qui se sont popularisés en gagnant toutes les couches de la population, le rugby est resté jusqu’à aujourd’hui réservé aux milieux expatriés ou à la minorité blanche des pays d’Afrique australe et de l’Océan Indien. L’exemple vient de l’Afrique du Sud, LE grand pays du rugby du continent. L’équipe nationale de rugby, sport – symbole de l’apartheid, a longtemps été exclusivement composée de joueurs blancs. Ceux-ci considéraient qu’ils étaient les seuls à avoir le droit de porter le maillot vert et or, les métis, indiens et noirs, pour leur part, considéraient que jouer pour l’équipe nationale était une façon de cautionner la politique ségrégationniste du gouvernement de l’époque. Car le rugby n’est pas un sport comme les autres dans le pays. Importé au XIXème siècle par la minorité anglophone dominante, les Afrikaners eurent progressivement le droit de s’y adonner et de s’opposer aux Britanniques qu’ils considéraient comme des occupants. La tournée victorieuse dans les îles britanniques en 1906 est d’ailleurs considérée comme un élément essentiel dans la construction de la nation afrikaner et aida à panser les séquelles douloureuses de la guerre des Boers, terminée en 1903. Ceux-ci trouvèrent donc dans ce sport le moyen d’affirmer leur identité linguistique et politique. Jusqu’à la fin des années 90, la plupart des dirigeants de la fédération, des capitaines de l’équipe nationale étaient membres de l’Afrikaner Broederbond, franc-maçonnerie de l’élite de la communauté de langues afrikaans (13). L’Université de Stellenbosch, réservée aux blancs, devint un véritable camp d’entraînement pour les futurs springboks (14) et leurs leaders. De plus, dans leur majorité, les joueurs étaient issus de classes sociales favorisées de la société sud-africaine. Le rugby n’a donc jamais été, durant toutes ces années d’apartheid, cet espace d’union et de communion humaine qu’est toute pratique sportive. Comme le fait si bien remarquer Jean Pierre Bodis :  » Oui, le rugby en Afrique du Sud est politique. Ceux qui jouent contre lui n’en ont pas conscience, j’en conviens. Mais les springboks, par le rugby qu’ils pratiquent, magnifiquement, illustrent d’abord, non leur sport, mais leur art de vivre et de penser leur civilisation. Et, hélas, leur racisme ordinaire et ontologique.  (15)  » Les instances internationales ne s’y sont d’ailleurs pas trompées puisque le sport sud-africain en général, et le rugby en particulier, fut banni de toutes compétitions internationales de 1970 à 1991, suite à l’affaire d’Oliveira (16). Il fallut attendre le 30 mai 1981, soit plus d’un siècle après la création du premier club de rugby dans le pays (17), pour qu’un  » non-blanc  » (en l’occurrence Errol Georges Tobias qui comptera 15 matchs sous le maillot sud-africain (18)) intègre pour la première fois, l’équipe nationale. Ceci, dans un pays où si des matchs pouvaient opposer des équipes appartenant à des groupes ethniques différents (à partir des années 80 seulement), la mixité raciale au sein d’une même équipe était toujours impossible. Elle l’était d’autant moins qu’entre 1889 et 1992, si le South African Rugby Board gérait le rugby pour les blancs, des fédérations séparées géraient le rugby noir, métis et indien.
On mesure mieux, dans ces conditions, le génie politique du président Nelson Mandela, brandissant la coupe Webb Ellis de 1995, revêtu du maillot du capitaine afrikaner François Pienaar, devant un stade rempli à 95 % d’un public blanc (19). Actuellement, la situation a quelque peu changé mais reste tout de même problématique. Pour la coupe du monde, il n’y avait que 6 noirs ou métis sur les 30 joueurs sélectionnés. L’entraîneur Jack White avait cristallisé le mécontentement en refusant toute politique de quotas et en constituant son équipe uniquement en fonction des résultats de ses éléments, position qui fut soutenue par tous les joueurs. Si son pari fut incontestablement gagné, il y a tout de même un prix à payer sur le plan de la popularité. Par exemple en 2007 à Soweto, seules quelques centaines de personnes vinrent acclamer les nouveaux champions du monde, venus présenter le trophée. Il est de notoriété publique qu’en Afrique du Sud,  » il y a un vrai fossé culturel (en français) entre les blancs fans de rugby et de cricket et les noirs accrocs au football, ils ne se comprennent pas.  (20)  »
Le Zimbabwe vit la même problématique. Le rugby a longtemps été l’apanage de la minorité blanche de ce pays. Avant son indépendance (1979) à l’époque où la minorité blanche représentait plus de 5 % de la population (jusqu’à 275 000 sur 5 millions d’habitants dans les années 70), la Rhodésie du sud présentait une équipe de très bon niveau. Elle était même l’une des 6 équipes à avoir battu la Nouvelle Zélande en 1949. L’indépendance entraîna une sévère décrue du nombre de citoyens blancs qui se stabilisa autour de 90 000 pour 10 millions d’habitants en 1989. L’équipe de Rugby devient une équipe moyenne et se qualifie pour les deux premières éditions de la coupe du monde de rugby (1987 et 1991) sans pour autant franchir le premier tour. Puis vinrent les années 90 et les problèmes politiques nés de la fin du règne de Mugabe. Si des millions de Zimbabwéens durent émigrer, la communauté blanche fut la plus touchée et passa à environ 35 000 personnes, essentiellement des personnes âgées. L’équipe de rugby, elle, continue sa descente en enfer et passe de la 1ère division mondiale à la 3ème, (au même niveau qu’Andorre ou Tahiti), sans pouvoir se qualifier pour les coupes du monde suivantes. Mais le malheur des uns faisant le bonheur des autres, d’autres équipes nationales ont pu bénéficier des meilleurs talents zimbabwéens qu’ils soient blancs ou noirs. Le compte est d’ailleurs assez impressionnant que ce soit l’Écosse (Scott Gray, Thom Evans), les USA (Takudzwa Ngwenya), et bien sûr, l’Afrique du Sud (Gary Teichman, Adrian Garvey, Tendai Mtawarira, Brian Mujati, Boby Skinstad, Tonderai Chavhanga). L’exemple zimbabwéen peut s’appliquer aux pays voisins. La Zambie et le Botswana, où le nombre d’Européens a toujours été beaucoup plus faible, n’ont, pour leur part, jamais aligné d’équipes très compétitives. La Namibie, où la minorité blanche a été moins touchée par l’émigration, continue à se qualifier pour chaque coupe du Monde et a remporté la Coupe d’Afrique des nations à trois reprises depuis 2002, grâce à une équipe type majoritairement (mais non exclusivement) européenne. Le résultat est somme toute honorable pour une équipe née en 1990 (21) et sans grosse expérience internationale.
Le rugby vit le sort que connaît tout démarrage d’une activité sportive dans un pays : l’importation de l’extérieur. Le challenge le plus important consiste maintenant à sortir du ghetto blanc et se répandre dans toutes les couches de la population. Pour se faire, il dispose de certains atouts…
Des présences africaines et diasporiques
La réalité ne correspond pas à l’image. La présence de joueurs originaires d’Afrique ou des Caraïbes dans l’équipe de France est loin d’être récente. Depuis 1906, date de la création d’une équipe de France officielle, les premiers sélectionnés de couleur furent Georges Jérôme (22) (2 sélections) et André Vergès (3 sélections) en 1906 (23) et 1907, R. Menrath en 1910 (1 sélection) et Albert Eutrope (24) en 1913, ceci bien avant le football qui attendra 1934 (25) pour voir un joueur noir dans l’équipe nationale. Le rugby fut même à l’origine d’un évènement qui passa totalement inaperçu. En 1900, lors des deuxièmes Jeux Olympiques de l’ère moderne, ceux de Paris, Constantin Henriquez de Zubiera, joueur français, d’origine haïtienne, devenait le premier noir champion olympique de l’histoire (26) en remportant le tournoi avec une équipe composée de parisiens (27). Bien plus tard, en plein apartheid triomphant, Roger Bourgarel (dit  » la flèche noire « ) fut le premier noir à jouer en 1971 en Afrique du Sud contre les springboks. Il fut imité en 1980 par Serge Blanco qui joua sa première sélection également à Pretoria. Les sélectionneurs français ayant accepté de faire ces tournées régulières dans un pays sous embargo (28) à la seule condition de pouvoir aligner les joueurs qu’ils souhaitaient. S’il y a peu de joueurs noirs en équipe de France, leur présence est tout de même bien antérieure à la plupart des sports pratiqués en France, tradition sur laquelle peuvent s’appuyer les joueurs à venir.
De plus, le rugby peut s’appuyer sur une certaine antériorité dans quelques pays du continent. À Maurice, ce sport a démarré dans les années 1900, en Tunisie, un championnat avait été organisé pour la première fois en 1922, avant de disparaître à l’indépendance puis de réapparaître en 1970. Le Maroc, pour sa part, joua ses 4 premiers matchs internationaux en 1931 et 1932 à Rabat, avant de voir le rugby international revenir en 1967.
L’Afrique du Sud vers un rugby arc-en-ciel
Dans la foulée de la victoire de 2007, le gouvernement sud-africain appela à constituer, d’ici 2009, une équipe composée aux deux tiers de joueurs non blancs. Mais cette politique de quotas ne s’est pas encore matérialisée. En réalité, la révolution est déjà en marche. À l’université de Stellenbosh, un petit groupe de jeunes, triés sur le volet et issus de quartiers défavorisés, s’entraîne tous les jours et suit des cours de management du sport et de business. En parallèle, l’académie MATI organise des initiations dans près de 300 écoles à majorité noire de la région du Cap qui n’ont souvent ni terrain de rugby ni matériel adéquat. Bien d’autres signes le démontrent comme le signale un article de l’agence Syfia :  » Depuis sa création en 1998, le Club de rugby de Soweto, dans la banlieue de Johannesburg, attire par exemple de plus en plus de joueurs et de supporters de tous âges. Les équipes cadettes des Springboks semblent, elles aussi, ouvrir le chemin vers plus de mixité. En 2005, les moins de 21 ans comprenaient ainsi 9 joueurs noirs. Et en 2006, Chillboy Rapelle a été le premier joueur noir à devenir le capitaine de cette sélection nationale. (29)  » En parallèle, la SARU (South African Rugby Union) tente également de jouer son rôle dans l’entreprise de  » réconciliation  » et de  » construction nationale « , enclenchée sous l’égide de Nelson Mandela. Elle tente ainsi d’intégrer les joueurs noirs, métis et indiens en organisant des journées de détection, des compétitions ouvertes à l’ensemble de la population, et en imposant un système de quotas raciaux dans la Vodacom Cup, compétition disputée par les réservistes des équipes de province, afin de permettre de révéler des joueurs en dehors de la communauté blanche. Si les résultats sont encore peu visibles, on l’a vu en équipe nationale, près de la moitié des 464 000 pratiquants seraient à présent noirs ou métis.
Une progression spectaculaire
En réalité, le rugby est le sport émergent du continent africain. Les faits le démontrent aisément. La Confédération africaine de Rugby (CAR) fut créée en 1986, soit un siècle après l’International Rugby Board (IRB), organisme qui gère la destinée du rugby mondial. Son président depuis 2002 est un algérien, M. Abdelaziz Bougja. En 1995, la CAR comptait 4 pays, en 2002, elle en comptait 12, en 2008, ce nombre était passé à 37 fédérations nationales. Sur le plan sportif, les éliminatoires pour la coupe du monde ont concerné 4 pays africains, en 2006, 29 pays étaient en lice. En 2000, était créée la coupe d’Afrique de rugby, dont la dernière édition a été remportée par l’Ouganda (30). Puis un peu plus tard, naissait une équipe africaine officielle : les léopards, chargée de représenter le continent dans certains tournois. Enfin, le rugby a été intégré aux prochains jeux africains de Lusaka en 2011. Actuellement, le continent représente donc le plus grand potentiel en terme de développement pour le rugby. L’Afrique du Sud n’y est pas pour rien. Seconde fédération au monde avec 464 000 licenciés sur un total mondial de près de 3 600 000, double championne du monde et 2ème au classement des nations, elle joue pleinement son rôle de  » grand frère  » continental et pèse de tout son poids dans les décisions de l’IRB d’aider le continent. Après l’Europe, l’Afrique constitue, avec 17,4 % de l’ensemble, le deuxième continent en nombre de licenciés dans le monde.
L’IRB investit en moyenne 2,2 millions de dollars par an dans les infrastructures sportives, les rénovations de stades et terrains, un soutien en équipement et en formation à la base. À ceci se rajoute 1 million de dollars pour la participation d’équipes africaines au Junior World Rugby Trophy (qui se tiendra en Afrique à la fin 2009). Certains programmes spécifiques sortent de l’ordinaire. Par exemple, d’ici 2012, l’IRB, en collaboration avec le gouvernement kenyan, va lancer le plus grand programme de développement sportif du pays, permettant à plus de 100 000 élèves du primaire de s’initier au rugby.
Des valeurs porteuses de sens
Comment peut s’expliquer cet engouement ? Qu’est ce qui peut expliquer le fait que le rugby se développe en Afrique du sud chez les noirs alors qu’il aurait dû disparaître comme symbole d’une époque honnie ? L’absence de moyens financiers est patente : 2 200 000 $ à l’échelle d’un continent sont bien évidemment insuffisants, surtout quand on part de rien… En réalité, le développement de ce sport se fait essentiellement par des initiatives d’individus désireux de faire passer leur passion pour un sport qui leur a beaucoup apporté. Au Cameroun, le développement de l’ovalie est soutenu par l’association, Diaspora des rugbymen camerounais qui œuvre pour envoyer du matériel pour les clubs et la participation à des stages de formation. Le même phénomène est visible dans bien d’autres pays (Madagascar, Algérie), où d’anciens joueurs revenus au pays transmettent leur passion. La quasi-majorité des entraîneurs qui encadrent les équipes de club ou nationales est bénévole. Beaucoup sont prêts à payer de leur personne voire même de leur poche. C’est également le cas de joueurs étrangers. À Madagascar, l’équipe phare de Tananarive bénéficie des conseils et de l’implication bénévole de Léon Loppy, ancien international français, venu suivre sa femme en poste à l’Ambassade de France. Un autre ancien international français (Jeff Tordo) est également sur place et fait la même chose tout en s’occupant d’une association pour les enfants défavorisés. Au Niger, l’implantation en 2004 du rugby est due à quelques amateurs, comme Vincent Turbat, représentant résident de la banque mondiale. Au Botswana, il s’agissait de Christian Thibon, enseignant coopérant français. Au Mali, le club français de l’Aviron Bayonnais œuvre, par le biais de l’association Action solidarité Rugby (31) avec de tout petits moyens. Au Maroc, l’ex-international Abdelatif Benazzi est président de l’Association Noor. Celle-ci mène une action visant à l’insertion des enfants par la pratique du sport, notamment le ballon ovale. Quelque 1 000 jeunes ont bénéficié de séances d’initiation données par des stars du sport national et international telles que la championne olympique Nawal El Moutawakil, Aziz Bougja, président de la CAR, Pascal Gentil, triple champion du monde, Stéphane Mifsud, champion du monde de plongée et des célèbres rugbymen comme Laurent Benezech, Laurent Cabannes, Olivier Merle et Olivier Roumat. Dans tous ces cas, l’argent est quasi absent, juste un terrain, un ballon et beaucoup de passion. Les expatriés qui œuvrent au développement de leur sport, ne le font pas pour passer le temps, ne cherchent pas à jouer entre eux ou avec d’autres amateurs. Leur ambition est de transmettre une passion, des valeurs de solidarité et une démarche de camaraderie qu’ils ont eux-mêmes reçu dans leur jeunesse. En Afrique du Sud, beaucoup de professionnels donnent de leur temps. C’est par exemple, le cas du français Frédéric Michalak qui joua en 2008 aux Sharks de Durban :  » Le mercredi, jour off, il se rend dans le township de Kwamashu où s’entassent près de 500 000 habitants. Une zone interdite aux blancs jusqu’à la fin de l’apartheid en 1994. Michalak y entraîne bénévolement les jeunes du Ses’khona Rugby club. (32)  » Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que cela marche, le rugby est un sport où le vainqueur acclame le vaincu pour sa combativité à la fin du match, où l’intérêt majeur se trouve aussi dans les troisièmes  » mi-temps  » inédites dans les autres sports, où le jeu ne se conçoit qu’en avançant (33), où l’arbitre (même mal inspiré) est respecté par tous et où, de mémoire de spectateurs, on n’a jamais vu une bagarre dans les tribunes alors que les supporters des deux camps y sont mélangés. Les responsables de la fédération burundaises ne s’y sont pas trompés, comme le montre cet article de Syfia :  » Fin du match. Sans attacher la moindre importance au résultat, les joueurs et les supporters de deux clubs de rugby de Bujumbura s’embrassent. Présent au stade, le ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture, Jean Jacques Nyenimigabo, lâche spontanément : « C’est finalement plus qu’un sport ! » […] prise de conscience pour ces joueurs d’ethnies différentes qui, jusque-là, apeurés par les supporters d’une autre appartenance, demandaient tous à jouer en centre-ville, où ils se sentaient plus en sécurité. Désormais, quand ils jouent à l’intérieur du pays, ils partagent les chambres et affirment avoir brisé les barrières ethniques. Quant aux supporters, ils encouragent les meilleurs sans faire attention à leur origine.  (34)  »
Et puis le Rugby est un sport où chaque individu y trouve son compte en fonction de ses spécificités et de sa morphologie, à condition de jouer le jeu du collectif, comme le souligne ce même article :  » Lasia, une jeune femme de 21 ans membre de l’équipe nationale, explique à son tour : « Les gros, les forts, les grands, les courts, les rapides… Chacun a un rôle bien précis et c’est ça qui fait le jeu ! » Issa Hakizimana, un joueur d’une autre sélection nationale, poursuit : « Le rugby est un jeu exigeant au niveau de la discipline.  »
Le rugby est aussi un sport de métissage comme l’explique un autre passionné, le publicitaire Jacques Séguéla :  » C’est un sport d’engagement parce que c’est un sport collectif. C’est la valeur de métissage car c’est un sport qui, avant les autres, a mêlé le Nord et le Sud grâce à sa troisième mi-temps avec une notion d’émotion partagée […] Au Football, on se débarrasse de la balle alors qu’au rugby on marque un essai. Ce n’est ni la même philosophie ni la même symbolique d’images. On passe la balle, on la prend dans ses bras et ensemble on va à l’essai. Les inventeurs du rugby lui ont donné des forces morales que l’esthétique du jeu protège.  (35)  »
L’implantation du rugby en Afrique n’a donc pas uniquement un intérêt sportif mais également sociologique et anthropologique. Comment installer un sport occidental dans un milieu du sud où il n’y a aucune tradition…. ? Comment se déroulera ce choc des cultures ? Car si des progrès sont manifestes, si un mouvement est en route, ils restent fragiles car ils reposent essentiellement sur le bénévolat, de la bonne volonté et l’initiative de quelques individus. Mais cette dimension humaine est aussi la force de ce sport. Le rugby développe des valeurs de fraternité et de respect importantes sur un continent souvent soumis à des jugements de valeur négatifs et injustes de la part des occidentaux. On peut donc rêver d’un sport où les Africains ne font pas l’objet d’appréciations racistes comme c’est parfois le cas en athlétisme et où les sportifs ne sont pas évalués à l’aune de leur valeur marchande, comme au football, où l’équipe qui perd est jugée en fonction de son courage et de sa vaillance. Et surtout, un sport où le collectif l’emporte sur toute autre considération.

1. La mêlée est  » simulée  » dans les équipes de jeunes.

2. Les assurances individuelles classiques responsabilité civile ne suffisent pas.

3. La France est le pays au monde où les rugbymen gagnent le mieux leur vie.

4. Le chiffre serait de 38,5 % pour la saison 2008-2009, d’après le site Rugbyrama, soit 215 joueurs sur 558.

5. Cf. article du 28 avril 2009 dans La croix, Les clubs de rugby français les plus riches embauchent à l’étranger.

6. http://www.itsrugby.fr/index.php

7. Qui peuvent se diviser entre 21 algériens, 10 camerounais, 37 ivoiriens, 8 tunisiens, 32 kényans, 9 sénégalais, 40 zimbabwéens, 41 marocains et 1 nigérians.

8. Cette règle fut longtemps suivie peu rigoureusement, ce qui permit au pilier de l’équipe du Maroc, Abdellatif Benazzi de jouer pour l’équipe de France. Mais ce cas reste unique en ce qui concerne la France.

9. cf. l’article de Jeune Afrique, N°2481, 27/07 au 02/08 2008, p.54 et 55, dans la rubrique, Parcours.

10. Dans son numéro N°1352 du 7 juin 2008, p. 87 à 96.

11. Mehadji Tidjini, Saïd Hirèche, Salim Tebani (Algérie), Yao Yves Donguy (Côte D’ivoire), Mohamadou et Ibrahim Diarra, Djibril Camara, Yogane Corréa (Sénégal), Jalil Narjissi (Maroc), Maurice Oulouma, Serge Betsen…

12. L’autre grande nation colonisatrice, le Portugal, n’est pas un pays de rugby, même si son équipe nationale a disputé la dernière coupe du monde. Ses anciennes colonies n’ont donc pas été concernées par ce phénomène.

13. Bien que l’ouvrage soit un peu daté, on peut se reporter à l’excellente analyse historique contenue dans Le rugby sud-africain de Jean Pierre Bodis, Karthala, 1995, ISBN 2865375803.

14. Nom donné aux joueurs de l’équipe nationale, du fait de l’emblème accolée au maillot. Le gouvernement après un âpre débat national, a souhaité y rajouter la protea, fleur emblématique sud-africaine de couleur violette. La protea est déjà utilisée par les équipes nationales dans tous les autres sports. Mais, en ce qui concerne le rugby, cette mesure est loin de faire l’unanimité, y compris chez les noirs :  » un springbok reste un springbok « .

15. Jean Pierre Bodis, Op. cit.

16. Joueur de cricket noir d’origine sud-africaine, Basil D’Oliveira devint international pour l’équipe d’Angleterre dont le gouvernement sud-africain décida d’annuler une tournée sur ses terres, du fait de sa présence dans l’équipe. Cette affaire mènera à l’isolation sportive complète du pays.

17. Il s’agissait du Hamilton Rugby and Football Club, au Cap en 1875.

18. Impressionné par le talent du jeune homme, le président de la fédération française lui avait proposé de jouer en France puis d’intégrer l’équipe nationale à l’issue des trois saisons règlementaires. Tobias refusa car il voulait démontrer dans son pays que  » le talent n’est pas une question de couleur de peau « . Il dut attendre 31 ans pour être sélectionné pour la première fois, age où bien des joueurs prennent leur retraite…

19. Et dans une équipe nationale qui ne comptait qu’un seul non-blanc : Chester Williams.

20. Citation tirée d’un reportage visible sur le blog du quotidien Le monde : http://afriquedusud.blog.lemonde.fr/category/rugby/

21. Auparavant, le Sud-Ouest africain, territoire annexé, participait aux compétitions des provinces sud-africaines.

22. Né en 1883 à Cayenne, décédé en 1929 au Bouscat (33).

23. Ils furent, tous les deux, de la première véritable équipe de France qui joua la mythique Nouvelle Zélande lors de sa première tournée européenne de 1906.

24. Né à Cayenne en 1888.

25. C’était Raoul Diagne, fils de Blaise Diagne, secrétaire d’Etat aux colonies d’origine africaine durant la première guerre mondiale.

26. Jusqu’en 1906, les matchs de  » l’équipe de France  » ne font pas l’objet d’une sélection officielle par la Fédération, y compris ceux joués lors d’une compétition.

27. Il fut même doublement médaillé puisqu’il obtint l’argent au tir à la corde par équipe.

28. Tournées qui étaient, on peut l’imaginer, fort logiquement critiquées, du fait du boycott international en vigueur.

29. http://www.syfia.info/index.php5?view=articles&action=voir&idArticle=4811

30. Bien trop forte, l’Afrique du Sud participe à cette coupe d’Afrique avec son équipe des moins de 21 ans.

31. http://www.solidariterugby.com/

32. L’équipe magazine, N°1335, 09/02/2008.

33. Il est impossible de défendre quand on a le ballon, on ne peut qu’attaquer même au prix d’un contre. Ceci explique les scores fleuves.

34. Burundi : le rugby, modèle de solidarité (03 février 2009) : http://www.syfia.info/index.php5?view=articles&action=voir&idArticle=5065

35. Jacques Séguéla :  » Le rugby, c’est le devoir de ne pas faillir « , France TGV, N°9, 1998, p.10.///Article N° : 9093

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