Un sujet intimidant

Entretien de Sylvie Chalaye avec Koffi Kwahulé (Limoges 1998)

Abidjan, septembre 1998
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Comédien et metteur en scène ivoirien, lauréat du Grand Prix International des Dramaturgies du Monde organisé par RFI en 1992 avec Cette vieille magie noire (Lansman, 1993), il est l’auteur de plusieurs pièces, dont notamment Il nous faut l’Amérique (Acoria, 1997), Bintou (Lansman, 1997), un texte écrit en résidence d’auteur à Limoges et qui a été mis en scène par Gabriel Garran et Pascal N’Zonzi au TILF et Les Déconnards créée en Avignon 1998. Il a publié en décembre chez Théâtrales La Dame du Café d’en face et Jaz et a monté l’an dernier avec le soutien d’Afrique en créations et du Festival de Limoges une adaptation de l’univers romanesque d’Ahmadou Kourouma : Fama (Lansman, 1998.), actuellement en tournée.

Les dramaturges africains n’abordent que très rarement le sujet de l’esclavage dans leur théâtre.
Les Africains qui écrivent aujourd’hui n’ont pas un vécu de l’esclavage transmis par leur ancêtres comme les autres Noirs de la diaspora. Ceux qui ont été esclaves sont nos parents, nos ancêtres, mais l’Afrique n’est pas le continent de l’esclavage. L’esclavage commençait en Afrique, cependant c’est ailleurs qu’il sévissait, aux Caraïbes, en Amérique, dans les îles. Et les Africains n’ont pas connu l’expérience brutale de l’esclavage ; c’est un pan de l’histoire qui ne les interpelle pas dans leur chair. Ça les concerne par solidarité communautaire mais ils n’en ont pas un rapport intuitif et émotionnel, ils ne peuvent en avoir qu’un rapport discursif et intellectuel. C’est sans doute la raison pour laquelle les Africains n’ont pas écrit spontanément sur ce sujet.
Pour certains artistes les Africains évacueraient le problème de l’esclavage en raison d’un sentiment de culpabilité.
C’est un faux débat. Dans toutes les situations historiques où l’homme s’est trouvé confronté à la barbarie, son instinct de survie l’a amené à se compromettre avec les barbares ; des Juifs ont  » donné  » des Juifs, les Algériens ont eu les Harkis, des Vietnamiens ont combattu aux côtés des Américains… Les collaborateurs français n’absolvent pas la barbarie nazie. Ce phénomène existe partout et je ne comprends pas pourquoi on le pense singulièrement exceptionnel dès qu’il s’agit des Noirs. N’importe quel peuple dans la situation où se trouvaient les Africains se seraient comportés comme les Africains ; ce qui est arrivé à certains rois africains est une chose tragiquement banale. Il n’y a pas de culpabilité noire. La culpabilité est du côté de ceux qui ont eu l’idée de ce commerce, qui ont fabriqué des bateaux, traversé les mers, affronté les océans pour venir acheter de l’humain. C’est la demande qui provoque l’offre.
Comment s’explique alors ce sentiment de culpabilité que manifestent de nombreux intellectuels africains ?
C’est une culpabilité que l’on a inculqué aux Noirs, puisque le Noir ne peut être que coupable. La culpabilité est venue sans doute par l’école coloniale qui a essayé de déculpabiliser l’Europe en cultivant chez les futures élites noires une conscience coupable. Encore aujourd’hui, on entretient chez les Africains l’idée que pour paraître ouverts, humanistes, démocrates, cultivés et intelligents, il faut battre sa coulpe, s’autoflageller.
Pensez-vous qu’il soit préférable d’oublier, qu’il faille alors tourner la page ?
L’oubli serait aliénant. Les Africains n’ont pas à oublier. De toute les façons, ils ne le peuvent – même les plus  » dressés à oublier  » ne le peuvent pas. Je ne dis pas qu’il faille revendiquer la Traite, mais si on a l’occasion de le rappeler, il faut le faire. Seulement les Africains ne sont pas en situation politique et économique de soulever la question. Le jour où il y aura des médias noirs assez puissants dans le monde, assez autonomes et libres économiquement, la question de la Traite reviendra à la surface.
Vous estimez que l’on n’en parle pas suffisamment ?
Justement le problème est là. En Afrique on a fini par évacuer la question de la Traite en la taisant. C’est le paradoxe, les Noirs ne parlent pas de l’esclavage et pourtant, on a réussi à leur enfoncer dans la tête qu’ils en parlent trop. Du coup ils n’osent même plus en parler. On les persuade qu’il faut dépasser la question, mais on ne dépasse pas son histoire. Il ne s’agit pas d’utiliser son histoire comme une rente dans la conscience des autres ou de la brandir comme une menace, mais par rapport à soi-même, par rapport à ses enfants il faut garder cela en éveil pour savoir d’où nous venons. Les Africains sont toujours en train de tourner la page ; on est toujours en train de les convaincre qu’il faut tourner la page. L’esclavage ? On tourne la page . La colonisation ? On tourne la page. Les dictatures ? On tourne la page. Ils sont systématiquement dans la situation de ne pas fixer leur histoire et par conséquent de ne vivre que des bribes d’histoire.
Pourquoi est-ce le théâtre qui évite le plus ce sujet ?
Je ne sais pas si le théâtre évite vraiment le sujet. En poésie, on donne à lire, on donne à sentir avec des mots, mais au théâtre il faut montrer. Et l’expérience de la Traite est tellement singulière et brutale, que la plupart des quelques personnes qui ont essayé d’écrire sur le sujet et qui n’étaient pas Africains-américains, Antillais ou Jamaïcains, les Noirs de la diaspora, ce sont systématiquement réfugiés derrière les archétypes, des clichés, la surface des choses, parce que quoi qu’on fasse on écrit de l’extérieur sur l’esclavage ; fatalement on saute sur ce qui identifie la question, comme les images d’Epinal, des images nécessairement rapportées. Et d’ailleurs, comment poser la question de l’intérieur ? Si je me réfère à Dadié qui en parle dans Îles des tempêtes, une des pièces majeures de son oeuvre, que montre-t-il de la Traite ? Les bateaux négriers, les îles, le fouet… Parce que Dadié est Africain et qu’il a appris cela dans les livres ; ses ancêtres ne lui en ont pas transmis une mémoire vivante, brûlante. Il n’y a étrangement pas une  » culture  » de la Traite en Afrique. Aussi s’arrête-t-on à des images d’Epinal.
Est-ce un sujet auquel vous avez déjà pensé en tant que dramaturge ?
Oui j’y ai pensé, mais pour moi, c’est comme le racisme, ce sont des sujets tellement importants qu’ils sont en même temps intimidants. Pour l’aborder, j’ai l’impression que ma plume n’est pas encore assez sûre, pas assez ferme. Dans ce que j’écris par exemple, je préfère que les racistes soient des Noirs : dans Bintou le racisme est du côté de la famille africaine, dans Cette vieille magie noire, c’est Shadow qui se révèle raciste. C’est un racisme que je  » comprends  » mieux et que je peux avoir l’illusion de pouvoir combattre. Mais parler du racisme que subissent les Noirs est une chose tellement grave et tellement  » injustifiée  » que je ne sais pas comment l’aborder. Dans Jaz (et le personnage de Jaz peut être interprété par une Européenne, une Africaine, une Asiatique…), j’aborde la question du Noir dans le monde, du viol qu’il a subi, mais je l’aborde de manière extrêmement détournée, peut-être par pudeur. C’est très difficile de l’aborder de manière frontale et sans doute dans Jaz ne voit-on pas de prime abord que je parle toujours de la question noire.

///Article N° : 936

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